Nombreuses sont les personnes avec qui j’échange par mail qui me font remarquer ou me demande avec préconviction que je vais mieux. Il est clair que si par “aller mieux” on entend ne plus délirer et faire n’importe quoi dans les espaces publics avec la case police et HP en ligne de mire, oui, je vais mieux. Mais le problème est plus complexe. Je suis bipolaire: j’ai un pôle + et un pôle –; et le pôle –, la dépression, ne peut en aucun cas être confondu avec la “déprime” ou le “blues”. Pour être plus concret et précis, mon trouble bipolaire peut être représenté (voir le schéma ci-dessous, qui vaut ce qu’il vaut) comme une fonction avec en axe des abscisses le temps et en axe des ordonnées l’état ou niveau thymique (d’humeur) dont les composantes sont l’énergie, l’enthousiasme, l’excitation, la joie vs. la tristesse (dans mon cas, au regard des trois dernières années, on pourrait même rajouter une composante “obnubilation par Fishbach”), avec une échelle allant de –10 à +10. L’évolution du niveau thymique en fonction du temps peut suivre une courbe sinusoïdale présentant des amplitudes et des phases (durée des intervalles > ou < 0, respectivement manie ou dépression) plus ou moins grandes — mais pas nécessairement: le passage des périodes de dépression aux périodes de manie et vice versa peut-être brutale et la courbe d’évolution du niveau thymique peut alors apparaître “en créneaux”. Cela dit, entre, disons, –2 et +2, je peux me considérer comme “normal”. Au-dessus et en-dessous de ces seuils, j’entre dans les domaines de la manie — ou hypomanie dans sa forme modérée entre +2 et +5 — et de la dépression, respectivement. Au-dessus de +5, dans la manie, je ne suis plus moi-même, je suis hyper-excité, emporté voire irritable et commence à devenir un sérieux poids pour mon entourage. Le seuil +7 correspond à une sorte de “stratopause”: au-dessus viennent les hallucinations, les délires, les voix, voire la prise totale de contrôle de l’étant par le subconscient — lors de ma phase de (fishbacho-)manie entre 2018 et 2019, propulsé par des arrêts fréquents et sans raison apparente de mon traitement (mais pas seulement…), je naviguais presque constamment dans cette zone. À l’opposé, en-dessous de –5, j’entre dans le domaine de la dépression sévère: épuisement cérébral, tristesse constante, disparition du plaisir, difficulté à réaliser des actes simples de la vie quotidienne, apathie totale avec impossibilité de se concentrer sur quoique ce soit, ruminations, clinophilie (propension à passer son temps couché). En-dessous de –7 se trouve ce que j’ai appelé dans le premier article de ce blog “la zone de mort”: la fatigue physique et cérébrale est extrême, le seul fait d’exister est pénible, je n’ai plus envie de vivre, je me sens en fin de vie, la mort rôde au moindre recoin de mes pensées; au niveau –9 / –10 les idées suicidaires ou d’euthanasie (voir le dernier roman Yoga d’Emmanuel Carrère) sont récurrentes.
Selon moi (et des psychiatres me l’ont confirmé), l’idéal est de se situer à +2 ou +3, c’est-à-dire juste à la limite de l’euphorie pathologique. C’est sans doute à ce niveau — voire +4 – que je me situais lors de la première année de ma relation avec Christina (voir “Porque te vas”) et lors de bien d’autres phases de ma vie d’avant ma première grosse dépression et mon entrée dans la bipolarité. Lors de l’hiver–printemps 2017 et ma découverte de Fishbach et les événements liés, en revanche, j’évoluai sans doute de –2 à +4 — faisant un bref passage annonciateur de la suite au-dessus de la stratopause lors du concert à Arlon, en Belgique.
Lorsque quelqu’un me demande comment je vais, peut-être devrais-je essayer de donner une valeur numérique. “Salut Vincent, comment vas-tu?” — “Bof, –6.” Au cours des dix derniers mois, j’ai presque constamment été en-dessous de –5 avec des séjours plus ou moins longs dans la zone de mort. On me demande parfois comment j’occupe mes journées: à lutter pour les occuper ne serait-ce que de part en part. L’équilibre dans la dépression est très précaire: un simple rhume comme depuis trois jours et je chute de plusieurs degrés sur l’échelle du niveau thymique.
Ainsi donc, est-ce que se situer à –7 signifie aller mieux que se situer à +7? Il n’y a évidemment pas de réponse à cette question. Si mathématiquement –7 est bien l’opposé de +7, je pourrais répondre que je vais aussi mal qu’il y a un an, un an et demi, mais à l’envers — sauf que, bien sûr, le problème n’est pas si simple: si la zone au-dessus de +7 peut également être considérée comme une “zone de mort” car je peux y mettre plus ou moins sérieusement sans en avoir conscience ma vie biologique ou matérielle en péril, se situer entre +5 et +7 voire au-delà peut être extrêmement excitant: même si je vais mal cliniquement aux yeux des autres, je ressens une telle force, un tel enthousiasme que je ne peux que me convaincre que je vais bien. C’est le gros problème des phases ou crises maniaques: je m’aveugle sur mon propre état. Cet aveuglement n’existe pas lorsque je suis en dépression: même si je souffre, j’ai une vue rationnelle des choses et des faits.
En outre, la dynamique du trouble bipolaire est évidemment à mettre en relation avec l’effet de subséquence ou “retour de bâton”: comme mon père me le faisait remarquer, la dépression peut être vue, en partie et nivelée par d’autres paramètres, comme une convalescence de la phase maniaque qui a précédé. Les phases maniaques sont épuisantes pour l’organisme. Si je n’ai jamais trouvé d’article scientifique démontrant une corrélation mathématique entre durée et intensité d’une phase maniaque et durée et intensité d’une phase dépressive subséquente, empiriquement il est logique qu’après une longue et intense phase maniaque il ne faut guère espérer s’en tirer avec une petite dépression de quelques semaines. Toujours cette équation mystère (voir les articles “Ô marche, ô désespoir” et “Next station: Paris”): la convalescence dure-t-elle le double de la phase maniaque? Il faut en outre — comme c’est rassurant! — rajouter la convalescence psychologique: dans la dépression, je suis facilement envahi par le traumatisme, l’abassourdissement provoqués par la visée arrière sur l’ampleur et l’invraisemblance de mes délires passés — et, euphémisme évident, cela ne peut pas avoir d’effet antidépresseur.
Je sais que je me situe à un seuil difficile: pour la première fois de ma vie, ma dépression va dépasser les dix mois. Au-delà du vocabulaire de la convalescence, je me sens souvent dans ma dépression comme dans une prison, purgeant une peine dont j’ignore la durée. La prison n’a ni barreau, ni cellule: elle vient de l’intérieur, elle n’est que moi-même emprisonné dans moi-même. Et dans cette prison, les promenades se réduisent souvent aux chemins oniriques qu’emprunte l’inconscient une fois le marchand de sable passé: après être tombé amoureux de Fishbach l’autre nuit (voir “Alerte! Mes rêves sont plus beaux que mes jours”), la nuit dernière, dans un scénario invraisemblable dont je ne garde que les contours en mémoire, je tombai amoureux de l’athlète éthiopienne Genzebe Dibaba… On survit comme on peut…
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