Hier. C’est lorsque le RER arrive dans Paris que je réalise vraiment que l’automne est déjà là et que, pris dans l’étau de la dépression, je n’ai vu passer ni l’hiver, ni le printemps, ni l’été. Covid-19 ou pas, j’ai vécu toutes ces saisons dans le confinement le plus total. Paris, mon amour. Quel choc! Je me prends un violent courant d’adrénaline, évite de paniquer, mais me sens faible dans le froid et les bourrasques. Je plonge dans le métro pour rejoindre Christophe dans le nord de Paris. Christophe fait partie de ces rares personnes rencontrées fortuitement au cours de ma dernière phase maniaque avec qui j’ai gardé un réel contact — nous avions dû initialement nous croiser et longuement discuter, aux abords d’une aube, dans le cours de cet automne de l’année 2018 où je me complaisais dans des errances parisiennes nocturnes sans fin; j’étais très ouvert sur ma maladie et il avait tout de suite compris, sans préjugé, à qui il avait affaire. Il a suivi mon blog et sait où j’en suis. Il connaît des bipolaires dans son entourage et vient de lire Yoga d’Emmanuel Carrère. L’un comme l’autre nous accorderons à un moment pour reconnaître que la bipolarité est entrée, même comprise partiellement ou de loin, dans le champ des concepts communs — ai-je déjà écrit que l’on pouvait voir dans le trouble bipolaire un nouveau “mal du siècle”?
Je commande comme lui un chocolat chaud. Je réalise rapidement que je ne suis pas mal à l’aise comme j’avais pu le craindre, que je donne bien le change dans la discussion, que ma dépression ne se lit sans doute pas tant que ça sur ma façade. Christophe m’a invité à deux ou trois reprises au cours des deux dernières semaines et je lui dois ainsi une bonne partie de l’exploit que constitue le fait d’être monté sur la capitale. Nous ne nous connaissons que très peu mais discutons comme deux amis de longue date. Je lui certifie la sensation étrange, vaguement stressante, que je ressens d’être ainsi plongé au cœur de la densité du monde, après tant de mois d’isolement. Lui affiche la force tranquille que j’eusse aimé avoir, que j’avais sans doute dans le passé avant de tomber malade. Il se montre plein d’empathie, salue la qualité de mon blog et m’encourage à persévérer: “je sais à quel point écrire peut être difficile, surtout sur un tel sujet, mais si c’est à travers l’écriture que tu te sens le plus te réaliser, surtout n’arrête pas…” Immanquablement, d’autant plus qu’il travaille dans le monde du showbiz, nous en venons à parler de Fishbach. “C’est inévitable; chaque fois que j’entends parler de Fishbach, je pense à toi”, me dit-il. Il a d’ailleurs découvert et apprécie beaucoup sa musique. Je m’interroge, amusé: à combien de personnes dans le monde ai-je pu envoyer mon site de textes et délires sur Fishbach ou simplement parler d’elle? Je devrais faire des statistiques. Qui sait si je n’ai pas participé à la hausse des ventes de ses disques? “Tu sais, lui dis-je, je prie surtout pour qu’elle-même ne soit jamais tombée sur mes inepties; j’ai d’ailleurs tout retiré d’internet depuis belle lurette.” Comme Stan et Capucine la semaine dernière (voir cet article), Christophe semble fasciné par la passion pathologique que j’ai pu développée envers la chanteuse et actrice dans mes phases maniaques. “Mais, après toutes ces phases de délires et de… rejet, à un moment donné, c’est bien ça? — c’est quand même positif que tu restes passionné par la musique et le personnage.” Bien sûr. Et il ajoute, sans complexe ni détour: “ressens-tu du désir physique pour elle? Imagine: si elle était là, à ma place, pour trinquer avec toi, aurais-tu envie de la draguer?” Si je me retrouvais en tête-à-tête avec Flora Fischbach? Je tremblerais comme un enfant et devrais sans doute un peu retenir mes larmes mais je commencerais par lui dire la vérité: “je suis un fervent admirateur de votre art mais vous m’avez rendu littéralement dingue, à travers vous je suis parti dans des délires inimaginables et dommageables pour ma santé mentale, dans une forme de profonde psychose dérivant d’une adoration obsessionnelle et surréaliste mais vous resterez malgré tout et pour toujours l’une des plus belles choses qu’il m’ait été donné de connaître dans la vie” — et sa seule acceptation de lire mes articles et analyses sur le sujet me comblerait de bonheur: l’avoir comme lectrice, quel honneur. Plus généralement, pour répondre au fond de la question de Christophe: Fishbach me fait-elle fantasmer? “Je ne sais pas comment expliquer; c’est indéniablement une très belle femme dotée d’un charme exceptionnel, mais ce que je ressens ou ai pu ressentir est bien en deçà et au-delà du simple désir. C’est de la fascination, avec beaucoup de respect, beaucoup de distance, beaucoup d’interrogation. Je ne me vois pas essayer de la draguer comme ça sans la connaître” — comment pourrais-je de toute façon, dans l’absolu, avoir la prétention de vouloir séduire quelqu’un comme Fishbach?
Sur la table à côté de nous repose un exemplaire du Parisien du jour, avec une photo annonçant une interview de Mylène Farmer. “Voilà, par contre, elle, Mylène Farmer, je ne peux qu’avouer que c’est un fantasme sexuel absolu…”, précisé-je. Transition vers les effets indésirables des médicaments. Christophe me parle d’un de ses amis dont la libido est complètement coupée par le lithium. Je rétorque: “si tu savais ce que c’est quand tu cumules le lithium, un antipsychotique, un autre thymorégulateur et un antidépresseur! Cela dit, il m’arrive quand même de me branler…” Je ne peux m’empêcher de lui raconter comment l’introduction des médicaments dans ma vie avec Christina (“Porque te vas”) avait bien malheureusement modifié les choses en termes de rapports intimes… Je préfère alors cependant me souvenir, amusé, d’une amie rencontrée en clinique qui mourait de rire lorsque nous allions dans des restaurants bondés et qu’en référence au film Les Valseuses, je décrétais, me contrefichant des voisins alentours: “je bande pas!”
Néanmoins, le sexe reste pour moi un problème bien mineur dans mon combat actuel. Christophe est resté marqué par cette formule (véritable?) que j’évoque dans “Ô marche, ô désespoir”: un jour de up = deux jours de down à prévoir. Il me demande si j’arrive à me projeter dans le futur. Je lui réponds ce que je me réponds à moi-même: “il va falloir démentir cette foutue formule, que dans les trois mois qui viennent ça aille mieux et que je puisse demander à retravailler. Falloir est peut-être un verbe un peu fort. Disons que je l’espère…” — “Et tu n’as pas peur de repasser par des phases de délire?” Mon Dieu que si. Christophe sait et je lui rappelle à quel point j’aurais pu terminer bien plus mal physiquement et matériellement au cours et à l’issue de ma dernière phase (fishbacho-)maniaque: “je suis le prototype de malade mental qui, avec de telles phases de manie délirante, sans un soutien familial et social et la sécurité de la fonction publique se retrouve à la rue — sans parler de comment il peut régulièrement mettre sa vie en péril par des actes déraisonnés…” Je réalise ainsi que le futur, proche ou lointain, me fait peur: peur de la fin d’une vie déjà avérée, peur de ne pas voir la fin de la dépression ou de la voir s’évanouir subitement dans un cumulonimbus maniaque. Je raccourcis l’échelle de temps. “Vois-tu, là, maintenant, venir sur Paris me fait du bien, mais je sais que demain j’aurai un coup de pompe, comme une décompression, et que la matinée sera un enfer…” Dont acte.
Après ce rendez-vous, je ne peux que passer à la Fnac et à Gibert Musique. Je veux le nouveau Doves — que je ne trouverai pas — et, comme Christophe m’a parlé de Fishbach, je me dis qu’il faudrait quand même que je pense à racheter une version du vinyle de son album que je possède mais dans un état d’usure lamentable — au cours de ma dernière phase maniaque, j’ai très peu pris soin de mes vinyles —, inséré pour cause de pochette perdue ou égarée ou je ne sais quoi dans l’épais cartonnage de la bande originale de Blade Runner. Mais je ne le trouve ni à la Fnac ni à Gibert. Où va le monde? J’achète Nuits Sans Sommeils de Cléa Vincent et Songs of Consumption de Toy. J’ai la force de faire le trajet menant du Quartier latin à la Gare de Lyon à pied; j’observe les étudiants dans les bars — vingt ans ont passé — un intervalle de temps à la fois tellement long et fuyant; Paris me semble autant immuable que transfiguré. Je m’interroge: ma dépression serait-elle moins pénible si j’étais rentier à quatre mille euros par mois et vivant dans le centre de Paris? Oh! Rien n’est moins sûr… Et je regarde la misère des trottoirs. Me rappelant ce que j’ai dit auparavant à Christophe, je me considère heureux, soudain, au milieu de ma tristesse biologique et donne les deux euros que j’ai dans la poche à un mendiant piteusement allongé contre un arbre du boulevard Saint-Michel.
Bref. Je suis allé à Paris, je n’ai pas failli, j’ai souri, et je n’ai même pas perdu mon parapluie. J’ai même eu une petite attaque de fishbachomanie à vouloir racheter en vinyle son album À Ta Merci.
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