Retour à l’horizontale. Réveillé en sursaut par mon alarme programmée pour une arrivée in extremis chez Mélissa–psychiatre à 11 h 30, je bondis hors de mon lit — alors là, cela fait des années que je n’avais pas ça —, regarde mes médicaments, prends le régulateur d’humeur, le Valium, et le machin pour bander (ou pas), mais envoie valser d’une pichenette à l’autre bout de la pièce le demi-comprimé d’antidépresseur (pas envie d’avoir le cerveau qui se met à tourner à mille à l’heure); prends quand même le temps de petit-déjeuner et fumer une cigarette, zappe la douche. Je marche chaque jour de plus en plus vite, c’est bon signe (à la fin de l’année, je cours un marathon, LOL). Je sors du métro à 11 h 22, allume une autre cigarette, et, décontenancé (ce genre de choses ne m’arrive presque jamais), me retrouve comme un con à envoyer un SMS à Mélissa: “bonjour Docteur. Je suis un peu perdu ce matin. Je ne me rappelle plus du numéro dans la rue! Merci de me le transmettre.” Réponse immédiate. J’entre d’un pas timide dans le bureau. Je n’en mène pas large. Après un début ému in medias res (le suicide de Laura; voir mon article d’hier), je parle sans avoir à m’obliger d’une voix posée, presque lente comme celle d’un professeur d’université exténué au moment de sa dernière leçon en amphithéâtre de la journée; mes propos sont relativement cohérents, organisés; je m’amuse presque à constater que quelques pour cent des termes que j’utilise ou phrases que je construis sont directement et instinctivement tirés des articles de mon blog. Mélissa valide tous mes choix d’ “automédication” ou, plus correctement dit, d’ “ajustements pharmaceutiques”. J’ai pu écrire par le passé, pour la tragédie, que Mélissa multipliait les erreurs, me prenait pour un cobaye, ou voulait ma mort. C’est évidemment faux: elle fait juste son job, à la recherche difficile de la meilleure solution pour atteindre la stabilisation; notre couple fonctionne au final à merveille. “Couple”? Mais non, je ne suis pas amoureux d’elle, comme j’ai dû le laisser entendre dans un article — je romancise souvent beaucoup, par nécessité et plaisir et, en outre, dans la dépression profonde, on tombe parfois “amoureux” de n’importe qui pourvu que cela apporte un peu de réconfort. Si je dis “couple” — allez, “tandem” est plus adapté — c’est juste pour faire comprendre qu’elle est à la barre et moi à la proue. D’un commun accord, nous décidons de sucrer l’antidépresseur du matin (et oui, j’ai des talents précognitifs, voir ma pichenette du matin ci-dessus); elle me dit quand même: “n’hésitez pas à le réintroduire à toute petite dose si vous sentez que vous retombez…” Je lui suggère l’introduction d’une toute petite dose de neuroleptique (aripiprazole). Pas la peine. Remplacement du diazépam (Valium) par le prazépam (Lyzanxia), plus soft et moins sédatif. Passage d’un rendez-vous toutes les trois semaines à un rendez-vous toutes les deux semaines. Je lui demande comment elle me trouve — “vous êtes bien. Vous êtes juste angoissé, stressé, et triste, mais qui ne le serait pas avec de telles épreuves à franchir?… Vous semblez bien contrôler les choses. Et vous pensez à reprendre le travail, c’est très positif.” Fishbach? “Elle est presque toujours présente dans mes textes. Je la ‘mentionne’ de temps en temps sur Facebook lorsque je relaie mes articles.” Assertion du siècle: “je ne peux plus revenir en arrière. Cette chanteuse fait désormais, sinon depuis longtemps, partie de mon ADN. Elle restera en mon âme et conscience jusqu’à la fin de mes jours.” Influencé par mon article “LA MORT”, je me confie comme je ne l’avais apparemment jamais fait sur le décès de ma mère, les années de deuil qui suivirent, et la saignure profonde que ce départ épouvantablement précoce et glauque laissa chez tous les membres de ma famille. Je ressors de l’entretien ragaillardi, vais boire mon traditionnel café au comptoir du bistrot du coin, allume une autre cigarette, et, renonçant à prendre le métro immédiatement, je pars marcher en direction du nord, prenant n’importe quelle rue. La cigarette d’une main, le walkman numérique de l’autre, je parcours le répertoire de ce dernier; lassé de toutes mes découvertes récentes écoutées en boucle ces derniers temps, je décide de revenir aux fondamentaux: Actually (1988) des Pet Shop Boys. Je lève les yeux au ciel: voilà, Laura est partie, c’est épouvantable, et c’est une trace indélébile griffante (“trace indélébile”… Oh! Je suis sincèrement navré: je viens de citer Jean-Jacques Goldman) de plus à inscrire dans mon ADN. Mais je ne peux me laisser abattre maintenant. Dans vingt ans, même si d’ici-là l’extrême gauche passe (ce qui apparaît quand même extrêmement peu probable) et que l’âge de la retraite tombe à soixante ans, j’aurai soixante-six ans et serai peut-être encore en exercice détaché dans un autre ministère voire passé journaliste dans je ne sais quelle revue cyber-techno-psychologique par pure envie de travailler. Mes pas accélérés se chargent de réguler un curieux mélange de sérénité retrouvée et de dérivante mélancolie. Je débouche sur une mauvaise ligne de métro. Je rate une puis deux correspondances qui m’auraient remis dans la bonne direction. J’atterris n’importe où: à Charles de Gaulle–Étoile. Je prends la ligne 1, avec l’intention d’aller à Bastille revisiter mon ancien quartier des années 2000, aux alentours de la rue de Charonne. Je passe devant Le Silence de la Rue, mon ancienne boulangerie (= disquaire). Je passe devant Les Funambules, mon ancien restaurant préféré. Réalisant que je n’ai pratiquement rien bouffé la veille à cause du trauma de l’annonce du suicide de Laura, je décide de me payer une grosse salade. L’endroit est thermiquement glacial: je demande un porto pour me réchauffer. C’est quoi cette lichette avec cinq glaçons? Oh! Il y a marqué “partout où je vais je me fais enculer” sur mon front ou quoi? Leurs salades sont moins bonnes et trente pour cent plus chères qu’il y a quinze ans. Pendant que je lis sur Facebook une publication d’une sophistication et émouvance extrêmes au sujet de la disparition du chroniqueur et photographe de la nuit parisienne Franck Chevalier, publication pondue par l’artiste–auteur Thierry Théolier (voir par exemple cette page ou son dernier article publié dans la revue Technikart) — Thierry Théolier était un grand prêcheur de la dèche comme tendance rock’n roll dans les années 2000, période où il fonda le “syndicat du hype” (SDH) —, j’entends comme par hasard les deux types de la table voisine de la mienne, peu ou prou mon âge, parler en riant des “losers”. Désinhibé par mon porto (dont j’ai réussi à obtenir une quantité raisonnable après avoir gentiment pressionné la serveuse), je leur lance: “vous savez, on peut vite passer de la gloire à la lose” et je leur conte en trois mots mon histoire (sans leur préciser que je suis bipolaire; “tu progresses, mec”). Ils se marrent intérieurement, ça se voit. Fuckers.