Je le savais. Je sais tout. Enfin… Laissez-moi clarifier les choses: j’ai beau être dans une certaine mesure “handicapé psychique” — j’insiste: handicapé psychique (et non “mental”; il y a toute une différence que je n’essaierai pas ici d’expliquer), je n’ai aucune honte avec ça —, j’ai beau blablabla, donc, je suis loin d’être con. Depuis l’irruption de cette saloperie de maladie dans ma vie, je me suis toujours appliqué à me documenter sur les produits pharmaceutiques que l’on me prescrivait, et plus que tout à noter leurs effets primaires et secondaires, à tel point que je me considère aujourd’hui détenteur d’un diplôme universitaire de premier cycle en bonbequologie. Je suis aussi capable de lire et comprendre n’importe quel article de neuropsychiatrie de niveau international (ce qui veut dire entre autres: en anglais), aptitude que 95% des psychiatres en exercice en France ne possèdent certainement guère. J’ai surtout la force — que beaucoup de malades, par complexe d’infériorité, n’ont pas — de considérer que je me connais beaucoup mieux biologiquement que le praticien de l’autre côté du bureau ne prétend me connaître. Au final, hormis la (légère) dimension psychothérapeutique des entretiens, un psychiatre me sert surtout à signer des ordonnances établies si possible avec mon aval et à, si nécessaire — et bordel que c’est encore nécessaire —, renouveler mes arrêts de travail. Bien. “Je le savais”, donc: comme annoncé dans l’article précédent (“Je suis allé geler sur ma tombe”), je me suis mis aux commandes du vaisseau psychiatrique intergalactique et, ajustant en concomitance les antidépresseurs — diminution de la clomipramine de 75 à 50 mg/j; réintroduction de l’escitalopram, mon antidépresseur favori depuis presque dix ans (merde…), à une dose très raisonnable (10 mg/j) —, j’ai éliminé l’agoniste dopaminergique antiparkinsonien (le pramipexole) et… Pfffiou, en l’espace de même pas douze heures, je suis remonté de plusieurs échelons: out la faiblesse psychomotrice extrême, l’anéantissement cognitif, la tristesse sursaturante, le dégoût de tout tournant autour de mon existence, les idées funestes et suicidaires… Ce n’est pas la fête pour autant mais cela va clairement mieux. Je veux être aussi bien clair sur une chose: oui, je me suis noyé dans le shit à la fin de 2022 et au début de cette nouvelle année, et ce n’était vraiment pas la meilleure chose à faire. Mais ce n’est pas l’arrêt du shit qui a été le moteur du changement: c’est la décision de prendre à contre-pied les orientations de ma psychiatre et de reprendre la direction du traitement que j’avais à la fin du mois d’octobre, lorsque je flirtai le temps de deux ou trois semaines avec l’euthymie. Mon père, avec qui je me suis entretenu sur le sujet, a employé l’épithète “stupéfiant” pour caractériser la rapidité — pour ne pas dire l’instantanéité (j’ai écrit plus haut “douze heures”: je les ai réellement comptées) — de l’amélioration de mon état. Oui, “stupéfiant” est le terme le plus adapté. Je peux ici détailler un peu plus en avant les choses. Là, maintenant, j’ai par exemple la nette sensation d’écrire trois fois plus vite que lors de la rédaction de mon précédent post. Ou encore — depuis des semaines il y avait un post-it au-dessus de mon bureau: “graver les CD” — (on trouve son ergothérapie où l’on peut) j’avais créé une compilation musicale et promis de l’envoyer sur CD (oui, je suis démodé) à une poignée de potes; le dossier était prêt sur le bureau de mon ordinateur, je n’avais qu’à éditer quelques détails sur les fichiers, lancer le logiciel de gravure… Je n’y arrivais pas. Hier, en moins d’une heure, tout était prêt (édition d’une simplissime mais satisfaisante pochette incluse). Aujourd’hui, je me suis même “épaté”. Au réveil, très (trop?) tardif (10 heures), je ne me sentais vraiment, vraiment pas bien; je me suis dit: “et merde, c’était trop beau pour être vrai…” Et puis, après avoir pris lentement le temps d’avaler un grand bol de flocons d’avoine et un tiers de litre de café, j’étais reparti comme en 40. Après avoir plus que galérer pour préparer les emballages d’expédition de mes compilations musicales (ça tremblait tellement que j’ai gâché deux enveloppes sur lesquelles l’adresse était illisible), à midi j’étais à La Poste pour envoyer les cadeaux aux copains; il faisait un temps radieux: je décidais de marcher trente minutes d’un bon pas jusqu’au Darty le plus proche afin de remplacer ma tondeuse HS de poils de nez et d’oreille (moquez vous…) (idem: cela faisait des semaines que je procrastinais…). À 14 heures, j’étais de retour at home pour facebookiner un peu (on trouve sa rééducation intellectuelle où l’on peut) et déjeuner frugalement. À 15 heures 30, me préparant pour aller réaliser la radiographie panoramique dentaire prescrite par mon dentiste (croyez-le ou pas: j’avais manqué mes trois rendez-vous précédents), je réalisais que j’avais pris deux jours auparavant et à l’arrache un rendez-vous dans un centre de radiologie à l’autre bout de Paris. Il a alors fallu que je me dépêche, que je renonce à mon café chéri, que je remonte dans mon appartement après avoir réalisé au pied de mon immeuble que j’avais oublié l’ordonnance médicale… Dans le métro, aux changements de lignes, je me suis surpris à pouvoir monter les escaliers trois à trois. À 16 heures 45 pétantes, heure du rendez-vous, je tendais ma carte vitale à la secrétaire. Une demi-heure plus tard, j’étais en terrasse d’un café pour profiter des derniers rayons de soleil de la journée et célébrer la fin de ma “journée de travail”. Je m’attendais à un coup de barre monumental de retour chez moi. Même pas mal. Croisons les doigts? Promis: si je maintiens le cap, lundi je me remets au sport. Enfin, “au sport”: j’irai au Bois de Vincennes faire quelques fois en marchant le tour du Lac de Daumesnil et ce sera déjà un exploit en soi.
Paradoxe ultime. Avant de devenir bipolaire — première année de ma relation avec Camila, mon ex chilienne, mise à part — je ne croyais guère au bonheur. Sans trop savoir ce que j’eusse pu y foutre comme intrigue, j’ambitionnais même d’écrire un roman ou réaliser un court-métrage intitulé Le bonheur est toujours trop beau pour être vrai. Depuis mon entrée dans le monde des “troubles d’humeur” — de la psychose maniaco-dépressive — j’y crois bien davantage — à une échelle décente: fugace. Il faisait froid, il grésillait, il ventait hier en toute fin d’après-midi lorsque je suis sorti pour aller imprimer mes pochettes de CD: le seul fait de marcher normalement avec l’idée que je terminais la tête haute mes humbles travaux pratiques de la journée m’a rendu littéralement heureux. Qui parmi vous (je m’adresse aux gens “sains d’esprit”) ressent de l’euphorie en sortant du bureau et en marchant dans un temps de merde? C’est ça la clé du bonheur chez les malades psychiques comme moi, le fameux “I hate being bipolar, it’s awesome” de Kanye West: lorsque l’on est bipolaire, on nage tellement dans le malheur (en phase basse, évidemment, mais pas seulement: les phases hautes sont parfois sources d’un effroyable tracas permanent) que le seul fait d’arriver à réaliser “normalement” (vous me comprenez) des actions “normales” (vous me comprenez) constitue souvent une magique meurtrière par laquelle s’engouffre à plein flots la lumière. Je m’emballe sans doute prématurément mais: did I eat the lotus? Au moins pour cette fois?…