Mamie,
Voilà, tu es partie. Tu es partie rejoindre Robert, dans cet autre Univers. Je n’ai désormais plus aucun grand-parent et le choc est d’autant plus grand. Il n’y a pas que cela, cependant. Je m’en veux. Je m’en veux tellement, si tu savais. Je m’en veux d’avoir manqué l’anniversaire de ton centenaire, il y a seulement quelques semaines. Je revois mon père, ce jour-là, dans l’entrebaillement de la porte de la pièce où, une fois de plus pris dans la spirale infernale de la dépression profonde et de la tentative de sa fuite dans les stupéfiants, je gisais tel un mort-vivant — je revois mon père me dire: “es-tu sûr de ne pas pouvoir venir? Elle n’est pas éternelle…” Non, nous ne sommes pas physiquement éternels, mais l’Éternité s’atteint dans la Mémoire et le relais de la Mémoire chez les Autres. En outre, que dire de cette voix, ta voix, qui m’encourageait l’autre jour à pousser plus avant dans l’effort alors que je courais dans la campagne autour de la clinique où je réside actuellement? D’où me parlais-tu? J’avais déjà connu cette expérience, sous les canopées hivernales des forêts de mon enfance, après la mort de te fille Annie, après la mort de “maman” — quel mot étrange à prononcer pour moi aujourd’hui…
Que de souvenirs nous lègues-tu… Tu étais discrète et secrète et parlais, pour moi, bien plus avec les yeux qu’avec la bouche. Je revois ainsi tes regards amusés lorsque, tout enfant, je jouais avec Miette, ta petite chatoune prise comme moi, en grandissant, dans le spectre bipolaire. Je revois tes regards éblouis lorsque, à l’adolescence, j’explorais en courant les routes et sentiers de Montlouis. Tes regards un peu réprobateurs lorsque, jeune adulte et devenu marathonien, je flirtai avec l’anorexie. “Reprends un peu de poulet aux olives, tu es si maigre”, me disais-tu. Je revois tes regards confiants lorsque tout me réussissait dans les études et le travail. Et, enfin, tes regards inquiets, de plus en plus inquiets, après mon retour du Chili et le début de ma valse dans les troubles psychiques. Tu veillais tant sur moi, sur mes frères et sur moi, à ta manière, suave et sans heurts, même si, quand il était l’heure, tu savais hausser la voix et pousser les cris qu’il fallait pousser. Nous étions tous les trois égaux à tes yeux, tu ne faisais aucune discrimination. Et nous trois, en retour, te donnions les regards que tu attendais, ceux que l’on adresse à une femme forte et confiante, une femme que nous nous étions habitués, justement, à voir comme éternelle.
Je m’en veux aussi, car, incorrigible immature, je ne t’ai pas assez donné, pas assez parlé. Tu connus Caroline, mon premier amour, mais ne connus pratiquement rien de Camila, trop loin, ni de Flora, trop chimérique. Ainsi en est-il. Il est trop tard, mais j’irai un jour, seul, en temps en et en heure, déposer leurs photos sur ta tombe et celle d’Annie.
Oh! Si je dois m’arrêter de pleurer, qu’on me demande quel parfum je retiens de toi. Il y avait, c’est un peu bête, les fleurs du ménage toujours impeccablement réalisé, mais surtout, surtout, ces incroyables glaces au yaourt aromatisées à la fraise. J’ai fait le tour du monde et je te jure que je n’ai jamais trouvé mieux.
Un siècle de vie. Quelle prouesse, quelle bravoure.
Que ton âme repose en paix, où qu’elle soit. Rage, rage, against the dying of the light.