Cours ou crève

Je l’ai au fond toujours su. Je l’ai su dès cette année scolaire 1989–1990, noire, poisseuse, poignante — les déceptions amoureuses, le harcèlement, la violence, la solitude — quand, après quelques années prometteuses au crépuscule de l’enfance, un rhumatisme inflammatoire au talon me contraignit à l’arrêt de toute activité physique. Je me revois au printemps 1990, tentant de reprendre la course, tétanisé par des céphalées abominables (dont je ne cherchai jamais la cause), sentant toujours revenir mon traumatisme au talon… Vivais-je ma première dépression? En 1991, la renaissance se produisit. Toutes mes douleurs disparurent, et je me mis à m’entraîner à ma guise: le mercredi après-midi, lorsque mes potes passaient leur temps à déambuler sur leurs motocyclettes, je partais courir à travers champs, poussant parfois sans grand effort jusqu’à 25 km de distance. Corrollairement, tout s’illumina de nouveau dans mon existence. J’allais vite, à l’entraînement comme en compétition. Puis vinrent le lycée, la section sport-études, les compétitions UNSS, les titres de champion de France par équipe en cross-country. Je ne buvais pas, je ne fumais pas, je ne touchais jamais au cannabis (mon premier joint? À 24 ans…). J’étais un coureur né et stakhanoviste. À l’approche de la vingtaine et ensuite, délaissant tout club, toute association sportive, je m’attaquai à de sérieuses compétitions sur route, du 10 km au marathon. Je ne gagnais presque jamais, j’étais un Poulidor, mais le point fondamental était ailleurs: je jouissais, j’atteignais à l’entraînement des niveaux d’euphorie qu’aucune drogue ne me procura jamais dans le futur. Je m’aventurai sur des courses de montagne de longue distance. Je pouvais faire la fête, me démonter la tête, dormir deux heures un joint entre les lèvres, et partir courir comme un dératé en forêt l’après-midi suivant. Je mis un terme à ma pratique de la compétition en 2009, juste avant mon départ pour l’Amérique du Sud, terminant dans les trente premiers aux 20 km de Paris avec un chrono de 1 h 08 min. J’avais 33 ans, je savais que sans doute jamais je ne surpasserais ce niveau. Malgré cela, ma pratique sportive ne s’interrompit pas, ni même se ralentit. Entre 1991 et 2012, je n’ai pas souvenir d’avoir arrêté de courir plus de quelques semaines d’affilée (pour blessures, impératifs professionnels, aventures sentimentales abruptes et envahissantes…). Et puis, un triste dimanche après-midi du mois de novembre 2012, dans le sable de la plage face au Pacifique, mes genoux lâchèrent, à tel point que je fus mis au chômage technique pour toutes les expéditions scientifiques dans lesquelles j’avais été enrôlé. Les examens médicaux que je passai se montrèrent inquiétants. On me parla d’arrêt définitif, d’opérations extrêmement coûteuses et hasardeuses. Je me ruais dans la compensation la plus à portée de main: les chevauchées nocturnes. Durant plusieurs semaines sinon plusieurs mois, mon organisme continua de sécréter de hauts doses d’endorphines, et le cannabis, puis l’amour, et surtout les deux, me maintinrent à un niveau d’euphorie exceptionnel. Délesté de mes garde-fous sportifs, vécus-je alors ma première phase hypomaniaque? Plus le recul s’accroît, plus je me dis que oui. La suite est connue: burn-out et diagnostic de bipolarité. Malgré tout cela, après le recours à des techniques thérapeutiques alternatives (radiations laser essentiellement), mes genoux se remirent à fonctionner et je me remis progressivement à courir. Mais le mal, le Mal, était fait: j’étais bel et bien devenu bipolaire et plusieurs de mes intenses dépressions, me réduisant à l’état d’épave, m’obligèrent à des arrêts de toute activité de plusieurs semaines sinon plusieurs mois.

Tout le monde l’aura compris: mon sport favori me maintint psychiatriquement à flot jusqu’au point de rupture et de non retour. Oh! Je revisualise tellement ces soirées de l’année 2001 où, incapable de suivre le rythme de préparation de l’agrégation, je sombrais dans des fosses de tristesse et de noirceur: je sortais alors courir, me répétant: “je suis sans doute dépressif mais tant que je courrai je tiendrai.” Je ne me trompais guère — au vicieux détail près que je ne connaissais encore rien des troubles bipolaires. Et quelle aurait été ma vie si à l’adolescence j’avais suivi la voie normale (pas de sport, fêtes à outrance, expérimentations excessives d’alcool et de drogue…)? Un diagnostic précoce m’aurait-il assuré une plus grande stabilité à l’âge adulte? Rien n’est moins sûr. Et comment aurais-je surpassé le décès de ma mère alors que je venais de décrocher le baccalauréat? Comment y aurais-je survécu? Y aurais-je simplement survécu?… Je me serais sans doute suicidé.

Depuis mon retour à la clinique au début de la semaine, je me suis efforcé de sortir courir tous les jours dans le “parc”, bien conscient que, comme l’a un jour souligné mon père, courir constituait mon “kit de survie” face à la maladie. Et hier, j’ai pris le taureau par les cornes: 1 h 30 min le matin et 1 h 30 min l’après-midi. Il y a eu un “clic”. Il y a eu un déclic. Oups! I did it again. Malgré un évident épuisement de mes réserves énergétiques, je me mis à accélérer encore et encore dans la dernière demi-heure, les pompes à endorphines grandes ouvertes, retournant à l’intérieur de la clinique souriant niaisement malgré mon apparence ridicule — le tee-shirt constellé de taches de sel. Je n’ai plus le choix: à plus de 45 ans, passent encore quelques cigarettes par jour, mais le shit et la picole c’est fini: ma seule drogue, mon seul médicament additionnel doit être le sport. Cela va même plus loin: je ne peux arrêter de courir, l’enjeu est trop critique. Et j’ai devant moi une quinzaine d’années pour réaliser l’inédit et l’impossible: achever une compétition de 100 km sur route.

Mais… Chaque chose en son temps. Après une telle dose d’effort (3 h de course dans la journée quand même), est-ce normal de se réveiller à moins de 5 heures du matin et partir pour plus d’une heure de marche rapide dans les couloirs de la clinique? De faire dans la foulée matinale une séance bourrée d’accélérations intenses (dans le jargon, on appelle ça la “PMA” ou Puissance Maximale Aérobie)? Non. Nouveau shift hypomaniaque? De toute évidence, oui. La suite le dira. I hate being bipolar, it’s magic. Peu importe pour le moment: j’ai pu redécouvrir Avec les yeux de Fishbach avec la sensibilité qui me manquait. “Tu es en vie” me dit ma muse. Elle se produira le 8 juillet dans le cadre d’un festival à moins de 50 km de chez mon père. Nouveau challenge? Nouveaux horizons?…

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