Les Saisies, Savoie. Que les domaines skiables soient fermés pour cause de pandémie globale n’est pas pour me déplaire: avec le temps et encore plus la dépression, j’ai développé une aversion certaine pour l’agitation et le stress des “vacances à la neige”. La première journée est malgré le calme scandinave des lieux une catastrophe de pesanteur et d’angoisse au terme de laquelle je prends une décision radicale et définitive: je suspends ce poison d’Abilify, ce puissant inhibiteur de la filière dopaminergique. Contrairement au reste de ma famille, je n’ai pas le courage et la patience de retrouver le niveau technique que j’avais en ski de fond il y a plus de vingt ans. J’opte donc pour le plus simple et le plus hardcore: courir. Chaque matin, je ne me prends pas la tête: je mange copieusement, avale des litres de café et de flotte, chie un bon coup, attends un peu, puis, mon lecteur mp3 vissé sur les oreilles, m’élance, malgré la météo constamment tempétueuse, me laissant cinq minutes d’échauffement pour dérouiller mes genoux, avant de monter le son pour ne même plus entendre mon souffle. Dans ces Alpes hivernales, sur des routes et des pistes enneigées ou détrempées, il ne faut pas espérer aller très vite — la règle est ainsi simple: tant que mentalement je suis capable de me projeter deux heures dans le futur et de m’y voir soutenir la même allure, il n’y a pas de raison de rentrer — je cours une heure, une heure et demi, deux heures, deux heures et demi… Le seul jour de la semaine où le temps se dégage complètement, je me mets dans une belle merde: je dévale jusqu’au fond de la vallée et me retrouve à devoir escalader en retour plus de dix kilomètres et près de mille mètres de dénivelé positif. Le dernier jour, dans des bourrasques de neige ayant fait fuir tout autre potentiel promeneur, je trouve une piste de raquettes menant à un petit sommet, que je monte une fois, deux fois, trois fois, me surprenant à rire comme un enfant lorsque, au cours de la dernière redescente, je m’enfonce soudainement jusqu’aux genoux après avoir mal calculé ma trajectoire et m’être égaré sur le bord de l’itinéraire en poudreuse. Je cours, concentré, fixant le panaroma devant moi, ne pensant à rien sinon aux morceaux de musique qui défilent dans la lecture aléatoire. Parfois, de légers flashes me parcourent, toujours les mêmes: des souvenirs d’Amérique du Sud ou de ce voyage en Belgique du 3 mai 2017 — pourquoi, mais pourquoi toujours cette date magique et fatidique? Je me surprends à rêver: revenir à la course à pied en compétition mais pas pour n’importe quel type de compétition: le plus long, le plus dur, le plus monotone — les courses de 100 km sur plat et sur route. Je lève les yeux: un aigle déployé me surveille, dans sa trajectoire circulaire et majestueuse.
Le reste du temps, je me force à ne rien faire, à laisser couler le temps, à ne me préoccuper que de récupérer en vue du jour suivant. Ma consommation de clopes chute de façon vertigineuse jusqu’à devenir pratiquement nulle. Je fais systématiquement la sieste, me laisse errant dans des fins d’après-midi à contempler le blanc et le froid du dehors. Doucement défoncé aux endorphines, je tombe fasciné et ébloui sur La Piscine de Jacques Deray en retransmission sur Arte mais m’endors avant la fin. Je rallume parfois la télé lorsque je me réveille la nuit. Un documentaire sur Mylène Farmer? Mylène, Mylène, Mylène, pourquoi es-tu devenue si puissamment attirante et sensuelle pour ne pas dire sexuelle avec l’âge? Je tente, en vain, une séance d’onanisme, renonce, reviens à la musique, me rendors. Une autre nuit, un reportage sur Buenos Aires avec une longue séquence sur mon ancien quartier de San Telmo m’arrache quelques larmes. Le 27 janvier, sur Instagram, j’envoie un message à moitié ironique à Christophe: “cela fait quatre ans jour pour jour que l’album de cette chanteuse que tu adores tant est sorti. Joyeux anniversaire!” Il me répond de façon consternée: “comment fais-tu pour t’intéresser encore à elle?” — “Ne comprends-tu donc pas? C’est aussi l’anniversaire de ma folie…” En famille, je suis silencieux, pour ne pas dire effacé. Je me rédecouvre des passions fugaces pour le saucisson sec et la Suze. J’aimerais lire le dernier roman de Brett Anderson que mon frère m’a offert à Noël et que j’ai emporté dans mes bagages mais cela demeure au-dessus de mes forces. Je me couche tôt, très tôt, uniquement habité par l’idée de repartir courir le lendemain qu’il pleuve, neige, vente, les trois à la fois de façon avérée. Mes idées noires, mes pensées lourdes de deuil sont toujours là, telles des fantômes tenaces. J’écoute ‘Street Spirit’ et ‘Talk Show Host’ de Radiohead. Je rentre sur la région parisienne les joues creusées.
Tous les jours, Chloé et moi nous appelons. Chloé et moi nous sommes connus de la façon la plus fortuite qui soit, sur Twitter, et Chloé est comme une petite admiratrice de certains textes de mon journal, en particulier les plus barrés, ceux évoquant les paradis artificiels, Fishbach, les trous de ver. Chloé est bipolaire et cyclothymique, hospitalisée pour crise maniaque, et a reçu des injections d’Abilify. S’il y a une attirance entre nous, ce n’est que curiosité, soutien et empathie. J’aime bien Chloé car même dans son état actuel elle est capable dans nos conversations téléphoniques de s’adapter à mon rythme de dépressif. Chloé m’appelle “psychocat” et veut que je l’appelle “Punkile” (avec un “l”, attention). Nous nous rencontrerons un jour, tôt, tard, sans doute au plus vite. Ils sont des hasards que l’on ne peut laisser sur le bord de la route.