Je venais de me faire gauler par les stups avec un pauvre bout de dix euros de shit et d’écoper d’une simple amende de deux cents euros et méditais sur la chance que j’avais pu avoir de ne pas terminer en garde-à-vue comme sur la lose dans laquelle commençait l’année lorsque Stan débarqua à l’improviste chez moi. Il me traita de “bleu”, me dit que j’avais été con de ne pas simplement passer chez lui pour fumer avec Capucine et, sur ces bons conseils, jeta sa petite pochette noire à coke sur la table basse. Il s’affala sur mon lit, se maintenant en arrière sur les coudes. Je ne m’étais pas encore douché, ce qui me contrariait passablement mais je n’étais pas mécontent que Stan passât me voir. Il ne me parla même pas de la tournure étrange de nos dernières soirées — sans doute parce que tout ce qui était arrivé lui semblait parfaitement naturel. Il n’était pas du genre à s’étaler dans des vœux divers et variés et me gratifia simplement d’un “happy new year” alors qu’il regardait aléatoirement autour de lui. Il me demanda une cigarette.
“Je n’en ai plus, répondis-je, et je n’ai pas l’intention d’en racheter. Deux cents euros d’amende, putain! C’est un mois de tabac, tu te rends compte? Je suis au pied du mur: si je veux arriver à boucler le mois en bouffant autre chose que des carottes râpées, je dois arrêter de fumer.”
Stan balaya l’air d’un geste de la main.
“Oublie. Ça nous arrive tous ce genre de mésaventure. Remarque, dans mon cas, non; mais c’est différent: dans mon cas, ça ne peut pas arriver, point. Je serais trop dans la merde…”
Je regardai sa petite pochette noire à coke posée sur un coin de la table basse et entrai dans un cercle de paranoïa. Je m’attendais à voir les flics débarquer et me surprendre avec une pièce à conviction bien plus compromettante que le minuscule bout de shit que je traînais avec moi en sortant de la cité.
“Tu ne veux pas ranger ce truc?”, lui demandai-je. Il ne répondit rien.
“Tu fais à nouveau de la fishbachomania”, me dit-il, pendant que je cherchais en vain une musique à écouter sur mon ordinateur.
“Tu ne vas pas me l’imposer maintenant, j’espère, ajouta-t-il.
— Non, ne t’inquiète pas.” Est-ce que je faisais de la fishbachomania même en phase dépressive? Il fallait bien l’admettre, d’une certaine manière. Le débat avec Stan promettait d’être serré.
“Tu l’as réécoutée, n’est-ce pas?
— Oui. Et alors?
— Tu as écrit une chronique de son album. Ou une histoire. Bref, tu as écrit sur elle.
— L’as-tu lue au moins, cette chronique?”
Stan me regarda comme si je venais de prononcer une parole insultante. Il se contenta de demander:
“Pourquoi en anglais, d’abord?
— C’est un exercice. Cela me demande plus de temps et d’énergie que si j’écrivais en français. C’est pour forcer mon cerveau à travailler. Et puis, je l’ai dit: je pense que j’écris mieux en anglais…
— Tu as envoyé ton torchon à NME…
— Ce n’est pas un “torchon”. Au contraire, c’est peut-être l’un des textes les plus originaux qui aient pu être écrits sur ce disque.
— Oh! Modestie, quand tu nous tiens… Non seulement mon anglais n’est pas assez bon pour que je juge de cette assertion mais en outre crois-tu vraiment que moi, Stan, j’aurais pu passer en revue tout ce qui a pu être écrit sur ta poissonnette pour pouvoir comparer?
— Tu ne comprends pas?
— Tu l’as envoyé à NME…
— Oui. Et alors? Ils ne publieront jamais un truc comme ça. La chronique manque cruellement de références musicales précises. Et je suis… Un nobody.”
Stan s’était levé et arpentait la pièce, perplexe. Sans doute comprenait-il que quelque part j’avais une revanche à prendre sur moi-même, qu’après avoir écrit peut-être des centaines de pages délirantes “autour de” Fishbach une seule page synthétique dans laquelle je cherchais à dépasser ma seule réception personnelle constituait un achèvement mais, comme toujours, il se cantonnait dans sa position critique.
“Dans tes rêves, il se passe quoi?
— Mes rêves nocturnes ou mes rêves éveillés?”
Stan se mit à renifler bruyamment, ce qui ne me dit rien qui valût. Il laissait sa petite pochette noire à coke intacte, comme s’il attendait que je m’en servisse. Je voyais déjà grosse comme une maison l’interprétation qu’il allait me servir.
“Ne tourne pas autour du pot, se lança-t-il. Dans tes rêves la chronique est publiée et elle t’admire.
— Cela aurait pu être vrai dans le passé. Mais à l’heure d’aujourd’hui, dans mes rêves la chronique est publiée et je m‘admire, oui! Laissons-la elle de côté. C’est sur le phénomène musical que j’aime réfléchir. Et de toute façon, la chronique ne sera jamais publiée, voyons. En plus de ce que j’ai énoncé auparavant, l’anglais est beaucoup trop maladroitement soutenu.
— Tu lui as envoyée.
— Quoi?
— Tu as envoyé la chronique à Fishbach.
— Non! Je ne lui envoie plus rien.
— Mais tu vas lui envoyer.
— C’est hors de question, par principe.
— Dis-moi ce qu’il se passe dans tes rêves.”
Je me mis à rire. J’avais renoncé à explorer plus avant ma discothèque numérique. Que se passait-il dans mes rêves? Le bassiste de Suede me laissait croire sur Twitter qu’il appréciait Fishbach et je retrouvai l’énergie pour écrire une chronique en anglais, ce qui valait quand même mieux que ne rien faire et penser à la mort en permanence. Rêve réalisé. Mais je précisai, pour la forme et pour entrer dans le jeu de Stan:
“Dans mes rêves, la chronique est publiée, Fishbach devient grâce à moi et a posteriori une méga révélation en Grande-Bretagne, elle y cartonne avec son nouvel album, Suede et d’autres groupes l’invitent à jouer dans leurs premières parties, et, un jour, dans dix ans peut-être, elle me remercie au détour d’une ligne dans un de ses disques… Un truc comme ça…
— Et vous vous mariez et faites plein d’enfant… Tu délires à nouveau.
— Stan… Je la vois plutôt se faire courtiser par des stars de la pop anglaise!
— Tu te prends pour Dieu. C’est… Comment dirait-on? Du délire démiurgique. Tu t’imagines vraiment que par ton vecteur elle pourrait devenir une star au Royaume-Uni?
— Mais non! Elle le sera peut-être un jour simplement sans moi.
— Tu rêves d’influencer sa trajectoire artistique. Je te le dis, c’est ça qui se passe dans ta tête!
— N’importe quoi, j’aurais mieux fait de fermer ma gueule, je déconnais et c’est toi qui délires maintenant. Écoute, en ce moment c’est un peu dur, je m’accroche à ce que je peux. Si Fishbach ou Suede ou je ne sais quel artiste me donne de l’inspiration, autant en profiter, non? Le but n’est pas tant de penser à la portée de ce “torchon” comme tu dis, car elle demeurera sans doute bien nulle: je ne suis ni journaliste ni pigiste et je n’ai aucune relation dans ce domaine. Pas plus en Grande-Bretagne qu’en France. C’est un écrit, ça restera un PDF sur mon site, c’est tout.”
Stan s’était mis à fureter dans mes vinyles. Il sortit la bande originale de Jackie Brown et me montra le disque:
“C’est là-dessus qu’il y a un morceau de Foxy Brown?
— Oui.
— Mets-le.
— Tu veux vraiment? Il va falloir qu’on monte le son et le voisin du dessus risque de débarquer.”
Stan fouillait ses poches; il y trouva une cigarette à moitié courbée qu’il alluma.
“Mets-le bordel, répéta-t-il. Nique le voisin. Juste une chanson. Et ne pousse pas trop fort le volume. Ou si. Mais mets-le.”
Je déposai le vinyle sur la platine, montai modestement le son. Nous restâmes silencieux le temps de la chanson “Letter To The Firm” de Foxy Brown.
“Tu ne comprends donc pas?, redemandai-je.
— Quoi donc?
— Qu’en écrivant cette chronique, cette “histoire”, j’ai surtout cherché à me foutre de la façon que j’ai eue par le passé d’écrire des choses invraisemblables sur Fishbach; que c’était quelque chose à faire, tout simplement parce que je ne l’avais jamais fait. C’est comme un ciel de traîne: comme si il y avait eu grosse tempête Fishbach avec des grêlons qui ne voulaient rien dire et qu’une fois passée la tempête je trouvais une inspiration simple, rationnelle. Et puis, encore, ça me sert d’antidépresseur additionnel.
— Et pourquoi tu n’écris pas des chroniques ou des stories sur d’autres artistes?”
Je demeurai sans réponse. Je n’étais pas critique musical. Ma capacité à écrire sur la musique s’arrêtait pour le moment pratiquement à cet album que j’avais écouté et réécouté de façon obsessionnelle.
“Je fais ce que je peux, me contentai-je finalement de dire.
— Tu fais ce que tu peux, tu fais ce que tu peux…
— Capucine a-t-elle lu ce texte?”
Stan se laissa lourdement retomber assis sur le lit:
“C’est bien ça le problème! Plus tu en parles, plus elle l’écoute!”
Si je ne pouvais prétendre publier mon texte où que ce fût, je m’amusai à penser à la façon que j’avais eue, depuis toujours, de “diffuser” Fishbach: dans mes phases maniaques les plus abracadabrantes j’avais fait écouter Fishbach à des SDF, l’avais fait entrer avec succès dans les hôpitaux psychiatriques, n’avais jamais rencontré un seul rebeu n’aimant pas “Ajmal Logha”, la version en arabe de la chanson “Un beau langage”. Cela devenait de plus en plus officiel: la fishbachomania que Stan dénonçait n’était pas tant la mienne que celle de sa copine, contaminée depuis notre première rencontre.
“Elle m’a même confessé en riant avoir rêvé qu’elle faisait l’amour avec toi en écoutant cette merde!
— Eh! Il faut que vous arrêtiez tous les deux avec votre libertinage censé sauver ma vie sexuelle!
— Ah! Ne t’inquiète pas! C’est fini! Il fallait en profiter la dernière fois…
— Donc Capucine adore vraiment Fishbach?
— Mais oui! Il lui arrive même de l’écouter autrement qu’au casque!
— Et tu m’en veux?
— Je t’ai dit la dernière fois que je te tuerais, non?”
Stan écrasa nerveusement sa cigarette dans le cendrier, s’installa près de la table basse sur un tabouret et se prépara deux lignes à partir de sa petite pochette noire à coke.
“Mais pourquoi cette musique et écrire sur cette musique te procure ainsi un effet antidépresseur?
— Je n’en sais rien fichtre rien. C’est comme ça, c’est magique. Ça marche. J’ai constaté cet effet lorsque j’ai écrit la chronique de la chanson “Mortel”. Et je l’ai à nouveau constaté cette fois-ci. La différence c’est que j’allais beaucoup mieux lorsque j’ai écrit la chronique de “Mortel”. Bref…
— Traduis. Sur ton échelle d’humeur ou d’énergie. Tu passes de combien à combien?
— Je dirais que cette fois-ci de –4 cela m’a fait passer à –2. Mais c’est un effet tout temporaire. Cela dit, ce matin, je suis retourné courir…
— Et ensuite tu es allé t’acheter ta portion homéopathique de dope. Et tu t’es fait gauler. Bref, cela t’a donné une petite bouffée d’enthousiasme qui ne t’a pas été profitable…
— C’est surtout une question de malchance. Quelle lose… L’année commence sur les chapeaux de couille.”
Je me demandais quand même comment j’allais arrêter ainsi du jour au lendemain la clope pour boucler le budget du mois. J’ajoutai:
“Bon, mais tu m’emmerdes de toute façon. Question: vaut-il mieux que je passe une journée à écrire sur À Ta Merci ou une journée à me tourner d’ennui, fixer le plafond, et me lamenter sur le vide de mon existence, voire pire?
— D’accord, d’accord, fit Stan. Mais bon… Je change complètement de sujet: quand recommences-tu à travailler?
— Début avril.
— Et tu ne sais pas encore où tu seras affecté?
— Non, aucune idée. Je ne devrais pas tarder à être informé.
— Tu penses que tu seras prêt?
— J’espère… Il le faudra bien.
— Il faut aussi que tu te trouves une meuf d’ici là, libido ou pas. Sur Meetic, tu as laissé le même profil que l’autre fois?
— Non, j’ai changé la description.
— Dans un sens… Plus vendeur?
— Non, je crois même que c’est pire. De toute façon, mon abonnement s’arrête dans un mois.
— Tu me fais lire que je rigole?”
Je cédai le siège de bureau à Stan qui se mit à scruter les fenêtres ouvertes sur Google Chrome.
“Alors, Meetic, fit-il. Profil… Voyons ça. Ouh! Tu as tartiné encore une fois.” Stan se passa la main sous son nez humide et entama la lecture: “les sites de rencontre sont les parcs gardés de la séduction contemporaine. Je ne suis ici que parce qu’en dehors d’eux la “rencontre” (je ne parle même pas de la “drague”) est désormais considérée comme un comportement déviant et comme du harcèlement. Cela étant dit, mesdames du camp adverse, bonjour. Que les choses soient claires — et je vais ici employer le même vocabulaire que vous — passez votre chemin si: 1) vous pensez que par principe de “galanterie” l’homme doit impérativement “inviter” (=payer) la femme lors des premiers rendez-vous; 2) vous cherchez un homme bankable, bourré de fric et avec une belle voiture; 3) vous votez à droite voire êtes xénophobe; 4) vous pensez que l’homme peut ne pas penser de temps à autres avec son phallus (c’est malheureux mais ainsi sommes-nous; lecture conseillée: La Maison d’Emma Beccer); 5) vous n’arrivez pas à penser que nous sommes exploités économiquement comme des merdes humaines par Meetic (ou autres); 6) vous estimez qu’il faut nécessairement coucher le premier soir; 7) vous ne supportez pas le rock’n roll, l’électro ou le rock indé; 8) vous ne lisez jamais de livres et tenez en permanence votre smartphone à la main; 9) je crois que c’est tout pour le moment. Idéalement je suis à la recherche d’une femme qui me demandera de m’épiler intégralement (ou du moins presque intégralement). Respectueusement vôtre…”
Stan me regarda en souriant.
“Tu es désespérant, Vince. Mais c’est drôle… Et à la limite peut-être tomberas-tu sur une femme ayant assez de dixième degré pour en rire. Mais bon, tu vas rester puceau encore combien de temps? Ah! Tu réalises qu’avec les deux cents euros que tu as payés en amende tu aurais pu aller voir une escort?
— On ne va pas recommencer avec ça! Ce serait deux cents euros foutus en l’air d’une autre façon. Je n’ai pas envie de sexe pour le sexe en ce moment.
— J’ai bien compris. Mais de quoi as-tu envie de toute façon?
— C’est un peu le problème. De pas grand chose. J’ai de gros problèmes d’absence de sensations et de concentration. Dépression de merde. Bon, mais toi, tu n’en as pas marre du chômage?
— Si, je m’emmerde comme c’est pas permis, même si je ne vis sans doute pas l’inactivité de la même manière que toi.”
Je m’approchai de l’ordinateur et fermai l’onglet “Meetic”.
“Je ne vais pas rester longtemps, dit Stan en récupérant sa petite pochette noire à coke. Tu reviens nous voir un de ces quatre?
— Vous avez fait quoi pour le réveillon du nouvel an au fait?
— Rien. Juste tous les deux à la maison. Et toi?
— Pareil, presque rien. En famille. J’ai picolé quatre ou cinq verres, et il m’a encore fallu des jours pour m’en remettre.
— Donc, tu penses arrêter l’alcool, le tabac, et le shit?
— L’alcool, c’est déjà pratiquement fait depuis longtemps. Le shit, je m’en fous un peu. C’est pour la clope que ça va être plus dur. Mais vu le niveau de mes finances je n’ai pas trop le choix. Et toi, tu penses arrêter la C?
— Ta gueule…”, me répondit Stan laconiquement, en souriant. Il cogna son poing dans le mien et s’éclipsa en me lançant:
“Ramène un DVD de ton choix la prochaine fois que tu viens chez nous. J’ai bien vu que tu n’arrivais pas à suivre la série sur Netflix l’autre jour… Mais ne viens pas avant vendredi soir, OK?”
Je refermai la porte derrière lui. Une journée de plus était en train de se terminer. Il était encore temps que je sorte faire des courses avant la fermeture du supermarché mais je ressentais une flemme inexprimable. Je pouvais m’allonger sur mon lit et lire Afternoons With The Blinds Drawn de Brett Anderson ou Las Vegas Parano de Hunter S. Thompson. Je pouvais aussi me mettre à regarder des vidéos débiles sur YouTube. Ou chatter avec des gens sur Instagram. Ou fumer. J’avais envie de fumer. Je dénichai dans la cuisine un vieux paquet de Marlboro de contrebande uniquement agrémenté de l’inscription “Smoking kills” et fumai une cigarette en écoutant “You Came” de Kim Wilde. Je revis les croupes verdoyantes de la Bretagne de mes vacances d’enfant, une marche rapide et extatique dans la rue du Faubourg Saint-Antoine, la silhouette d’une jolie femme se retournant sur moi, les crépuscules de l’autre bout du monde, et des parterres d’edelweiss sur une pelouse de montagne. Il était encore temps que je sorte faire des courses avant la fermeture du supermarché. Une journée de plus était en train de se terminer.
Je n’avais plus d’argent — ce qui n’était pas vraiment nouveau — et me demandai, dans le vide, quel événement serait susceptible de donner un nouveau tour à ma vie.