La nuit était tombée sur Savigny-le-Temple et Capucine n’était plus à côté de moi dans le lit lorsque j’émergeai lentement, légèrement en sueur du fait de l’appartement surchauffé, de la sieste pleine de torpeur que j’avais faite malgré les deux tasses de café serré qu’elle m’avait servies bien plus tôt. Je ne savais toujours pas comment je me sentais. Il ne restait qu’une seule des deux lampes de chevet allumée dans la pièce, du côté du lit opposé au mien. Je mis la pleine lumière, avisai la moitié du joint dans le cendrier posé sur une commode, m’en saisis, ouvris la porte-fenêtre et sortis sur le balcon. Il faisait froid. Fumer du shit ou de l’herbe, même celle-ci d’une incroyable qualité, ne me faisait toujours que peu d’effet à part m’assoupir légèrement. Je réalisai que les bouffées à l’air frais, ainsi au réveil vespéral, ne m’étaient pas agréables. Je rentrai dans la chambre et redéposai le joint dans le cendrier.
Je me levai, remis mes chaussures et sortit de la chambre. Capucine était dans le salon en train de tester mon walkman Sony AW – NL55. Nous n’avions pas fait l’amour, même si c’est sans doute ce qu’elle comme Stan voulaient. Nous nous étions juste embrassés, peu de temps car j’avais vite senti que je me sentais non seulement très gêné par la situation mais en outre insensibilisé par rapport à tout acte sensuel. Stan était parti quelques minutes après mon arrivée, hilare et enthousiaste. Passée l’étape des premiers baisers, Capucine et moi nous étions allongés habillés sur le lit, l’un à côté de l’autre. Elle m’avait regardé tendrement et avait dit: “tu sais, ma sœur a les mêmes problèmes…” Elle sentait que Stan et elle avait encore un peu merdé à vouloir par tous les moyens briser mon néo-pucelage, comme disait Stan. Elle s’était excusé. “De quoi?”, lui avais-je demandé. Elle était belle et sans doute dans d’autres circonstances, surtout si elle avait été célibataire, surtout si je n’avais pas pris tant de médicaments, donc dans une autre vie, n’aurais-je pas hésité un seul instant à la dévorer entièrement.
Capucine m’avait parlé de sa soeur. Des dépenses invraisemblables et du filtrage social incompréhensible qu’elle faisait dans ses phases hypomaniaques. Elle m’avait révélé avoir peur pour Stan. “Il m’inquiète. J’ai des fois l’impression qu’il vit en hypomanie permanente; mais je sais qu’il a eu des coups durs. Il est plus jeune que toi. Qui sait ce qui l’attend s’il continue à déconner avec la C…” Je n’avais pas trop su quoi répondre. Pour moi, Stan était juste quelqu’un avec des problèmes de dépendance qui, comme et peut-être encore plus que moi, avait connu l’addiction à l’adrénaline du sport de compétition de haut niveau étant jeune et n’en avait pas complètement guéri. Je ne l’avais jamais vu particulièrement inconstant dans ses humeurs et états d’âmes. “Oublie cette idée. Nous n’allons pas tous devenir bipolaires…” La façon que j’avais eu d’annoncer ça avait fait rire Capucine.
Elle avait lu ma chronique de la chanson ‘Mortel’. Elle m’avait dit: “tu devrais écrire un roman sur ta passion pour Fishbach.” Quelle idée! Je lui avais répondu que cela était justement hors de question, du moins au présent. “J’en ai assez parlé. Je dois la laisser de côté. Qui sait? Peut-être dans le futur. Cela pourrait commencer par: c’est en 2017, lorsque j’ai rencontré en même temps la quétiapine et Fishbach, que les choses ont commencé à vraiment merder pour moi…” Capucine avait ri, encore. Je commençais à aimer l’entendre rire. J’avais ri moi aussi, mais un peu moins car au fond tout était vrai — je revenais de l’enfer de la dépression mais également de l’enfer de trois années où jamais je n’avais été moi-même, seulement soit un autre que moi absorbé vers le fond d’un trou noir existentiel soit un autre que moi perché dans des sphères irréelles. “Tu es sûr que la quétiapine ait pu aggraver ton trouble bipolaire?” Je n’en étais pas sûr mais j’en avais une sorte de préconviction. “Au moins autant que Fishbach!”, avais-je ajouté, dubitatif sur toute cette période. Capucine semblait s’attendre à me voir pleurer. Trois ans de perdus dans l’errance pharmaceutique, il y avait de quoi pleurer. Mais on ne pleure pas avec 50 mg de Prozac dans la gueule chaque jour.
“Si tu devais raconter une scène de ta vie amoureuse passée, en garder une pour en faire comme un tableau, que choisirais-tu?”, m’avait-elle demandé. Je lui avais décrit ces week-ends où Christina et moi, après avoir fait l’amour en écoutant Songs Of Faith And Devotion de Depeche Mode ou Bloodsports de Suede, nous asseyions sur un banc de notre quartier de Buenos Aires en plein soleil en début d’après-midi et où, rapidement, Christina se laissait aller à poser sa tête sur mes genoux afin que je lui caresse ses longs cheveux noirs, ces poignées de temps où le temps précisément se suspendait et où elle comme moi, sans rien nous dire, sentions à quel point notre bonheur pouvait être éternel. Je lui avais demandé si elle était amoureuse de Stan. “Maintenant que nous vivons ensemble, oui. Ce n’est pas un amour furieux, mais un amour qui monte tout doucement… S’il n’avait pas ses problèmes d’addiction, ce serait le paradis. Peut-être trop…” Je lui avais demandé si elle l’accompagnait. Elle avait allumé une cigarette en regardant par la fenêtre: “parfois. De façon homéopathique. Il ne réalise pas à quel point c’est meilleur comme ça.”
“Qu’est-ce que tu écoutes?”, lui demandai-je. Elle sourit en me voyant entrer dans le salon et retira le casque. “Vincent! Tu t’es endormi comme un bébé, petit psycho cat!… Qu’est-ce que tu disais?” — “Qu’est-ce que tu écoutes?”, répétai-je. “Ce que tu écoutais en arrivant ici: The Blue Hour de Suede. Le son est super sur ton machin, mais que cette musique est mélancolique. C’est The Bipolar Hour, oui”, fit-elle en pressant l’écran tactile pour arrêter l’écoute. “Je peux écouter un morceau de Fishbach? Voir ce que ça donne? Avant que l’autre con ne rentre.” Stan m’avait confié que depuis que Capucine avait découvert Fishbach à la suite de nos retrouvailles et de l’évocation en long et en large de ma fishbachomania elle ne cessait de l’écouter, de façon croissante. Stan n’était pas content, mais alors pas content du tout avec ça. Moi, cela ne m’étonnait pas. Depuis toujours, enfin depuis 2017 quand tout avait commencé à vraiment merder, j’avais remarqué que certaines personnes semblaient comme programmées pour devenir accros à la musique de Fishbach. J’avais regardé ma montre: il était dix-neuf heures trente; j’allais devoir rester dormir sur Savigny-le-Temple. Je regardai Capucine, assise en tailleur au pied du canapé, battre la mesure avec sa main sur le parquet tout en chantonnant: “je découvre… Un autre que moi… On se retrouve… Un autre attentat…” — “Celle-ci aussi c’est une chanson d’amour, alors?”, m’avait demandé Capucine. Évidemment.
J’allais devoir rester dormir sur Savigny-le-Temple. Cependant, Stan était rentré peu de temps après chargé comme une mule dans tous les sens du termes. “C’est Noël!”, avait-il crié en rentrant. Capucine et moi nous étions regardés, complices. Stan avait commencé par faire une scène: comment n’avais-je pas pu faire l’amour avec Capucine? “Tu l’aurais fait sans capote! Elle mouille comme une baleine, même en bandant mou tu serais rentré!”, avait-il lancé, ce qui avait plongé Capucine dans une crise de honte et de colère. “On ne parle pas de ces choses-là! Surtout dans ce genre de contexte! Sale con!”, répétait-elle. Je me sentais gêné. Capucine se leva, connecta mon walkman Sony à la grosse enceinte Marshall et poussa le volume sur la chanson “On me dit tu” de Fishbach. “Sale pétasse! Enlève-moi ça! Surtout pas celle-là!” — “J’ai envie de danser! On sort danser?”, riait Capucine. “Tu t’es trompé d’année”, dit Stan avant de me regarder bizaremment, comme s’il s’était demandé ce que je foutais encore là. Il s’était assis sur le canapé et avait sorti sa petite pochette noire à coke, Capucine était partie dans la chambre en coupant net la musique, et, au lieu de rester planter debout interdit, j’étais parti me préparer un café dans la cuisine.
“Il faudrait que je rentre, je n’ai pas mes médocs”, avais-je simplement dit à mon retour, portant la tasse de café à mes lèvres. Je n’avais pas obtenu de réponse. Je n’allais pas forcer Stan à braver le couvre-feu pour me ramener. Je pouvais toujours le faire tout seul et prendre le RER. Ou attendre que Stan soit bien défoncé et que vers une ou deux heures du matin il décrète qu’il était temps d’aller tripper en roulant sur l’A5. Ou retourner me reposer avec Capucine. Ou prendre de la coke avec Stan. Celui-ci semblait soudainement morose. “Quel con je fais parfois, non?”, me demanda-t-il sans obtenir de réponse. Il avait déjà coupé une paille en trois morceaux et réparti une demi-douzaine de lignes blanches sur le dos d’un livre de chez Taschen. “J’ai un pote qui s’est retrouvé à l’HP”, m’avait-il ensuite annoncé. “Tu pourras m’accompagner demain quand j’irai le voir? Ça me fait flipper ces endroits. Et ça me rappelle trop le temps de notre colocation quand tu te faisais tout le temps hospitaliser. Cela ne te dérange pas?” Non, non, cela ne me dérangeait pas. Je vérifiai que j’avais mes comprimés de Valium de secours. “Vous avez des somnifères?”, demandai-je. “Tu fumeras un bon joint de mon herbe, ça suffira”, me répondit-il. Très bien, Dr. Stan.
Je gagnai la chambre où je trouvai Capucine étendue sur le dos sur le lit, les jambes repliées et croisées l’une sur l’autre. Elle avait emporté mon walkman et mon casque et dans ces chantonnements à voix basse j’identifiai qu’elle avait poursuivi l’écoute du disque de Fishbach. J’eus une soudaine envie d’écouter les Stooges. De la chambre, j’entendis Stan aspirer puis renifler bruyamment puis crier: “ah! Elle est bonne! Eh! Les bolos! Venez taper avec moi, un peu…” Capucine se complaisait dans sa girl attitude, ne prêtant que distraitement attention à ma présence, augmentant le son de son chant comme pour se moquer de moi et de ma fishbachomania. “Elle est belle et scotchante en plus! C’est normal que tu sois tombé amoureux d’elle!”, cria-t-elle sans enlever le casque. Je tournai les talons et partis m’asseoir à côté de Stan sur le canapé du salon. “Tu as vu comme Capucine aime Fishbach?”, demandais-je à Stan d’un ton neutre. Stan promit qu’il me tuerait un jour pour avoir inoculé mon virus dans le corps et l’âme de sa copine. “Tu ne veux pas qu’on écoute les Stooges?”, lui demandai-je.
Plus tard, nous regardâmes une série sur Netflix sur laquelle je n’arrivai en aucun moment à me concentrer et dont je ne me rappelle pas le nom. Stan n’avait pas poussé plus avant ses velléités de nous voir consommer avec lui. Capucine chantonnait de temps à temps: “je découvre… Un autre que moi… On se retrouve… Dans d’autres ébats…”, ce qui énervait prodigieusement Stan, lequel à un moment promit de lui coller un bout de duct tape sur la bouche si elle continuait à le provoquer. Capucine se tourna vers moi et me sourit et prépara un joint. Plus tard, nous dormîmes tous les trois dans le même lit, serrés, Capucine entre Stan et moi. “Tu sais, nous avons déjà libertiné”, m’assura Stan. Je ne répondis rien et me tournai sur le côté. Capucine émit un gloussement et se remit à chanter: “je découvre… De autres émois… On se retrouve… On est dans d’beaux draps…” Stan grogna très fort. Même moi commençais à être excédé mais la fraîcheur de vivre de Capucine et son humour me réjouissaient. Je sortis à un moment sur le balcon pour fumer une cigarette; un croissant de lune me souriait au travers du brouillard bas encerclant les immeubles. Je me réveillai bien plus tôt que Capucine et Stan et passai deux heures seul dans la cuisine avec mon walkman à réécouter The Blue Hour et boire du café.