Un nouvel album des Smashing Pumpkins? Présentons le “Mode Hervé”

Je n’ai pas encore réussi à contacter Hervé mais il y a des signes du destin. Je n’arrive pas à dormir car je n’ai plus de somnifères. Je me branche sur internet et découvre qu’un nouvel album des Smashing Pumkins, selon NME “le plus pop, contemporain, et accessible” du groupe, sort aujourd’hui… Je vais enfin pouvoir essayer de vivre en ce que j’appelle “Mode Hervé”.

Il y a un peu plus de vingt ans, Hervé et moi nous étions battus car il ne supportait pas que je place les albums Mellon Collie & The Infinite Sadness et Adore au-dessus de Siamese Dream. Nous nous étions plus ou moins réconciliés sur MACHINA — The Machines Of God, mais la discorde est restée, étanche au temps. Je sais qu’Hervé n’aimera sans doute pas le nouvel album des Smashing Pumpkins: trop synth-wave; il n’empêche que je voulais parler de lui et que le père Corgan reforme son groupe d’il y a vingt ans (à la bassiste près) et sort un double-album juste à ce moment-là.

Il y a vingt ans, Hervé et moi avions de grandes aspirations. Nous avions compris que la vie n’avait pas beaucoup de sens et avions un dédain prodigieux pour la “réussite”: nous pissions sans vergogne sur les écoles d’ingénieur et les écoles de commerce. Nous voulions cependant former un groupe qui surpasserait les Smashing Pumpkins; Hervé me disait: “imagine le pied que ça doit représenter d’être guitariste d’un groupe et d’en vivre; tu es sur le côté de la scène, tu es penché, tu fais l’amour à ta gratte et de temps à autre tu relèves la tête et la main pour saluer les filles dans les premiers rangs.” Nous voulions aussi créer un village à la campagne, un territoire où tout le monde se serait balader à poil et où il y aurait eu des formations pour apprendre à affronter les forces de l’ordre. Nous voulions ne pas avoir à travailler mais avoir énormément d’argent et fumer de la drogue tout le temps. Nous voulions aller draguer des filles à la sortie des lycées. Nous voulions ne pas prétendre à grand chose. L’époque ne nous plaisait pas: il n’y avait que la musique et le cinéma qui valaient le coup. L’époque ne nous plaît pas plus aujourd’hui. Mais nous avions dans ces temps lointains un plan pour le futur: l’auto-destruction programmée à l’approche de la cinquantaine. Hervé voulait attendre cet âge-là pour se plonger dans l’héroïne et moi pour me lancer dans des courses d’endurance de plus de 100 km. Manque de bol, Hervé a eu des enfants et des problèmes cardio-pulmonaires et moi mes problèmes articulaires. Nous sommes lui et moi encore un peu loin de la barrière fatidique. De toute façon, que croyez-vous? Que nous avons attendu vingt ans pour nous auto-détruire?

Hervé et moi nous étions retrouvés quelques années après le lycée. Derrière des abords dynamiques, nous étions sans doute l’un comme l’autre en plus ou moins profonde dépression, au moins en deuil. J’avais perdu ma mère, il avait perdu sa petite amie. Je me droguais à la solitude et aux excès de sport; j’étais encore à moitié vierge. Hervé était moins radical que moi en termes de solitude mais se laissait voltiger dans une entropie existentielle que j’admirais en me demandant comment je pourrais suivre son exemple.

Quand vous n’êtes vraiment pas bien, mais avec quelque intérêt pour, disons donc, les Smashing Pumpkins, ou le cinéma, vous pouvez ainsi choisir de vivre en “Mode Hervé”. Ce n’est pas très compliqué mais ce n’est pas facile à mettre en oeuvre, surtout lorsque vous avez atteint la quarantaine. Il faut vraiment accepter de se laisser aller: ne plus se laver, laisser la vaisselle s’accumuler dans l’évier et les produits moisir au réfrigérateur, des déchets ou objets inutilisés reposer au sol, reporter le ménage à un jour de manie subite, boire beaucoup de vodka et fumer plein d’herbe en scotchant sur de la musique ou des films. Mais ce n’est pas le plus important. Les deux fondements sacrés du “Mode Hervé” sont le mono-habillement et la mono-alimentation. Il n’y a en effet rien de plus fatigant dans la vie — bien au-delà de l’hygiène personnelle ou de l’entretien domestique — que réfléchir à comment s’habiller et quoi manger. Il faut donc se trouver une tenue extrêmement satisfaisante depuis la paire de pompes jusqu’au bonnet, tout avoir ou presque en double exemplaire — en fait simplement le tee-shirt et le pull-over si l’on a réussi à trouver un jeans suffisamment sombre pour n’être lavé qu’une fois par mois — et le tour est joué. Pour l’alimentation, il faut savoir aller très vite au supermarché, s’habituer à acheter toujours les mêmes produits ne nécessitant strictement aucune préparation: saucisson, surimi, mimolette en tranches, tarama, blinis, salades toutes préparées, et Pim’s. D’aucuns pourraient alors faire remarquer que le “Mode Hervé” s’apparente au grunge des années 1990, dont surgirent justement les Smashing Pumpkins. Je ne sais pas comment expliquer que c’est un tout petit plus subtile et qu’il serait plus convenable de parler de post-grunge: même mono-habillé, hors de question de revenir aux jeans informes et aux chemises de bûcherons; on peut être mono-habillé et classe sinon dandy en même temps; il suffit d’une demi-heure à Zara ou H&M pour se constituer une garde-robe pour l’hiver. Pour la mono-alimentation, il faut faire attention à ne pas trop s’habituer à certains produits sous peine de terminer comme moi à être écœuré par les carottes râpées Bonduelle en comparaison des carottes râpées Carrefour. Mais, très vite, on découvre le plaisir de la glissade depuis le lit jusqu’au frigo pour y piocher ce que le ventre réclame sans préoccupation supplémentaire.

Quand vous êtes en “Mode Hervé”, il est très important de savoir anticiper. Il n’y a en effet rien de plus désagréable que se rendre compte au milieu d’un film ou d’un trip musical qu’il n’y a plus de clopes ou de café ou de yaourts ou je ne sais quoi. Savoir faire les courses au supermarché le plus rapidement possible est une chose; savoir les faire sans rien oublier en est une autre. Le “Mode Hervé” demande ainsi des moments de surpassement de la paresse. D’ailleurs, le “Mode Hervé” n’est pas totalement incompatible avec l’activité physique: si vous êtes vraiment sportif, vous pouvez vous acheter un home trainer, que vous utiliserez ou pas; vous pouvez aussi vous occuper en plantant des fleurs ou des tomates ou de la salsepareille sur votre balcon ou dans votre jardin. Il est surtout important se savoir rester confiné (inventé dans les années 1990, le “Mode Hervé” avait ainsi quelque chose de visionnaire en regard du contexte actuel): éviter le stress de la vie courante, éviter les autres, ou du moins éviter le regard des autres, ou du moins se foutre du regard des autres. Se construire un petit cocon simple, sale et désordonné, ne pas prendre plus de quelques dizaines de secondes pour s’habiller, manger comme un chien, dormir quand et autant qu’on le veut, avoir éventuellement un penchant pour la bibine ou les substances, et surtout, surtout, avoir une bonne réserve de disques — ou, de nos jours, si l’on s’abaisse à écouter du mp3, de bonnes playlists sur Spotifaille —, de films, voire de livres pour les possibles moments de surrection intellectuelle, c’est ça l’esprit du “Mode Hervé”. Évidemment, de nos jours, cette solide base de glande doit impérativement être assortie de la possession d’un bon smartphone ou d’une bonne tablette pour avoir même du fond de son lit sa dose de vie sociale virtuelle. Ainsi, si, contrairement à moi, vous n’avez pas été banni de Facebook pour avoir harcelé des superstars ou posté des contenus trop suspects, vous découvrirez vite le vrai bonheur et votre dépression pourra presque devenir cool.

Il y a vingt ans, Hervé m’appelait “Vince le Dauphin” — peut-être parce qu’il me trouvait à la fois animal et intelligent ou parce que j’avais étudié l’Histoire. Il écrivait alors des textes assez jolis, dont voici un extrait, lequel donne une assez bonne idée de ce qu’est vivre en “Mode Hervé”:

“Je m’étais mis à la plantation personnelle. C’était Noël. J’avais vraiment beaucoup d’herbe chez moi. J’en avais trois tiroirs de commode remplis à plein bords, plus une grosse marmitte à moitié pleine, plus une petite boîte à thé qui contenait le meilleur de la récolte. Lorsque je fumais je piochais surtout dans la petite boîte à thé. Le reste n’était pas mal du tout, mais la petite boîte à thé, c’était quelque chose. Le premier jour des vacances universitaires, Vince le Dauphin a débarqué chez moi; il n’avait pas fumé depuis plusieurs semaines: il a bu la moitié d’un verre de Martini puis il a pris le joint que j’avais préparé, a tiré quelques bonnes lattes dessus et est parti aux chiottes pour dégueuler. Je ne m’inquiète jamais quand Vince le Dauphin vomit; je sais que c’est une étape, je sais qu’il est généralement en bien meilleure forme après s’être vidé. De fait, ce soir-là — il faisait incroyablement doux pour la saison, peut-être quatorze ou quinze degrés, mais je ne sais pas pourquoi je dis ça —, après avoir gerbé Vince le Dauphin a enfilé les joints et nous avons descendu une bonne partie de la petite boîte à thé. Je lui en voulais un peu, pas tant d’avoir vidé de la sorte ma réserve préférée, mais plutôt de s’être si vite adpaté au produit; j’étais en effet un peu vexé en repensant que, le premier jour où j’avais puisé dans la petite boîte à thé, j’étais ensuite resté couché pendant trois jours, ou presque, ou quelque chose comme ça (en fait je ne me rappelle plus).

Je garde un très bon souvenir de ces vacances-là. Je vivais sans horaire. Je faisais tout juste la distinction entre le jour et la nuit. Je me levais quand je voulais, c’est-à-dire pas souvent. J’écoutais beaucoup de musique; je chantais, aussi, à genoux sur mon lit, je portais un tee-shirt Marlboro déchiré et je faisais semblant de jouer de la guitare, c’est-à-dire que je faisais mouliner mon bras droit dans la région de mon ventre tandis qu’au bout de mon bras gauche, qui formait un V, j’agitais frénétiquement mes doigts repliés. Il paraît qu’on appelle ça faire de l’air guitar.

Il y avait des couchers de soleil magnifiques. Le faible azur du ciel formait une mer qui occupait l’horizon, au-dessus étaient les nuages, teintés de violet et, là où ces derniers s’amincissaient, s’étendaient des plages roses et éblouissantes. Je contemplais ce spectacle calme et fugitif en fumant une cigarette, j’avais enfilé mon pull pro-soviétique par-dessus mon tee-shirt Marlboro et je regardais la pile de dossiers que je devais réviser pour les partiels. Je la regardais et lui donnais un coup de pied et me recouchais.”

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