24 minutes de suspension

Il y a comme des traces de moisi ou de larmes noires séchées sur son oreiller. Mais ce ne sont que des résidus de la teinture que Vincent Tristana s’est faite aux cheveux.

Il n’a pas pu l’écouter hier en physique, comme il l’avait prévu. Il n’a même pas eu le temps d’ouvrir le colis en provenance de la Fnac. Il l’a ouvert, ce matin: 24′ Piece de Valoy — Brown & the Pi’s manque; Vincent fait face interdit à la seule présence du vinyle d’ À Ta Merci de Fishbach, qu’il n’a pu s’empêcher de racheter en même temps, lassé qu’il était de voir l’ancien exemplaire, rayé à l’extrême, nu, démuni de la pochette d’origine (mais pour quelle raison? Il ne s’en rappelle même pas…), recroquevillé dans la pochette de la bande originale de Blade Runner — un autre disque qu’il a en double exemplaire car le master du premier acheté ne lui convenait pas. Il aurait tellement aimé hier déposer le CD dans la platine, mettre le son très fort, et s’isoler pendant les vingt-quatre minutes de la douce violence du disque de Valoy — Brown & The Pi’s, admirable et concise synthèse de ce dont il s’est gavé dans sa post-adolescence: rencontrer tout à la fois Slint, Mogwai, The Black Heart Procession, A Silver Mount Zion, …, cela eût été parfait pour méditer sur…

Il n’a pas eu le temps d’ouvrir le paquet de la Fnac. Mais c’est de la faute du King de toute façon. Hier, dans un Paris glacial de vide et de refuges fermés, Vincent Tristana passe chez sa nouvelle psychiatre, dans le quinzième arrondissement de Paris, qui lui annonce: “j’ai dû annuler le rendez-vous au dernier moment, vous n’avez pas été prévenu?” Non. Merci Doctolib. Il file manger chez Le King, donc. Il n’a pas vu Le King depuis très longtemps, se rappelle l’avoir profondément insulté sur son répondeur dans les derniers jours de sa longue phase maniaque, il y a un an presque jour pour jour. Mais Le King est toujours Le King, et Le King et lui sont toujours Le King et lui. Le King comprend. Le King et lui, comme toujours: rien n’a changé entre eux. Oh no love, you’re not alone. Il y a des amitiés qui survivent même à des lames de fond. Le King et son autel: un grand canapé, une vaste table basse, le tout face à un système sonore du feu de Dieu et un véritable musée du rock’n roll: des milliers de CD et de vinyles rangés sur les étagères ou exposés en accroche sur les rebords des meubles sinon à même le sol selon un ordonnancement étudié au millimètre près. C’est cela le problème, c’est pour ça que c’est de la faute du King: Vincent Tristana a eu envie d’écouter de la musique fort. Il est rentré, vers 16 heures, s’est dit que le voisin très potentiellement violent du dessus n’était pas là: le paquet de la Fnac est posé sur la platine, il ne se dépêche pas pour l’ouvrir. Un petit morceau de Depeche Mode, “Clean”, à volume modéré, avant de pousser les décibels sur le disque de Valoy — Brown and The Pi’s? Non. Dring: le voisin du dessus est là. Les bras croisés, Vincent Tristana l’écoute le menacer de violence s’il ne se décide pas à écouter, vingt-quatre heures sur ving-quatre, sa musique au casque. Vincent est seulement locataire, n’a pas les moyens de faire insonoriser son studio, travaux que son propriétaire refusera de faire de toute façon vu son état d’esprit, dont il a déjà pu une fois cerner les tristes rebords. Mais le voisin est surtout là pour lui renvoyer dans la gueule tout de sa pourtant lointaine crise de manie délirante: ses cris, la violence avec laquelle il écoutait de la musique, les “quatorze” personnes soi-disant littéralement tétanisées par son existence et qui seraient également dérangées par la musique et le considèrent comme “fou” et “dangereux” — dans la peur qu’il renvoie aux autres: c’est toujours là qu’un bipolaire revenu à la raison, sorti d’une phase maniaque dont il peine à faire le deuil, se sent comme un handicapé mental. Au point où en est la conversation, il cherche à expliquer sa maladie à son voisin: celui-ci balaye d’un revers de main sa tentative de description, il veut juste entendre Vincent jurer qu’il écoutera désormais sa musique au casque en permanence. Mais connard, il est 16 heures! Le volume est au plus bas, j’ai coupé les basses! Heureusement que tu ne m’as pas laissé le temps de mettre Valoy — Brown and The Pi’s! Tu connais Valoy? Tu comprends que ce genre de musique nécessite d’être écoutée sur des enceintes, fort? Tu ne comprends pas qu’après presqu’un an de dépression et de silence et de désintérêt pour la musique, j’ai besoin de ça?…, rumine-t-il intérieurement. Mais il est face à quelqu’un qui ne veut même pas l’entendre lui expliquer en trois mots ce que c’est qu’être bipolaire. Il se tait, encaisse, bâille car l’autre ressasse. Il a déconné, c’est sûr, il y a longtemps, et n’a plus qu’à payer les conséquences. Quand enfin le voisin a fini de lâcher toute sa bile, Vincent referme la porte, se couche, et dort seize heures d’affilée. 

Il voulait vingt-quatre minutes de suspension postrock pour méditer avec amertume sur ce que Valoy même, au détour d’une conversation sur Instagram, lui a confirmé: il a bien été le “harceleur moral” de Flora Fischbach en 2018 et 2019, comme il n’osait pas l’avouer dans “Fishbach et l’addiction ultime”, comme il le supposait sinon le confessait à pleins mots dans “Letter Never Sent” et dans dans “L’interrogatoire”. N’a-t-elle jamais porté plainte car sachant qu’elle avait affaire à un cas particulier? Il sait qu’il a eu de la chance. Il voulait savoir. Il s’est jeté à l’eau, a posé les quelques questions et confessé les quelques détails qu’il fallait: Valoy lui a dit ce qu’il avait peur d’entendre — mais il fallait en passer par là. Il voulait savoir. Il ne sera plus jamais fishbachomaniaque. Cela ne l’empêchera pas d’attendre le prochain album avec impatience, d’aller à des concerts. Mais, par principe, plus jamais il ne lui enverra quoi que ce soit par quelque moyen que ce soit; pas même de like, pas même de petits commentaires innocents comme le font des centaines de personnes en réaction aux photos qu’elle poste sur Instagram. Il va sur sa page, clique sur “Unfollow” pour ne pas en avoir, malgré la promesse, la tentation dans le futur. Il restera ce qu’il doit être: un fan dans l’ombre. Il se sent triste mais comme délivré: cette ex-chimère lui collait encore à la peau. Maintenant qu’il a pleinement conscience et assentiment externe de ce qu’il a été, il sait qu’un pan de sa maladie s’écroule, pour le meilleur. Il a rompu définitivement avec quelque chose: comme toute séparation définitive nécessaire, cela fait un peu mal, mais cela libère. Il a percé les mystères de la chanson “Mortel” — cf. “Mortel de Fishbach (juste une interprétation personnelle)” et “Prévisions météo (alerte vents ascendants?)”. C’est de Valoy qu’il attendait un retour. Qui sait si un jour elle-même lira ladite chronique, sans doute trop lettrée et référencée pour être publiable dans la presse, et, si cela lui plaît, y verra peut-être comme un adieu et un pardon… Drôle de paradoxe que de se sentir à la fois comme un traqueur psycho et un interprète pas si sous-doué que ça. 

Il avait peur de remonter. Il a désormais peur de trop redescendre. Le volatile pestiféré se débat comme il peut dans sa boîte de Schrödinger. Ce voisin — car c’est lui le véritable problème de la journée d’hier — ne pouvait-il pas juste lui dire: “j’entends trop votre musique, mettez un casque H24, et on n’en parle plus”? Ce voisin avait-il besoin de lui rappeler avec autant de véhémence à quel point il était parti se ruer dans les escaliers de son donjon de folie passée, à quel point il était vu comme un taré? Bordel, Vincent est assez grand pour le savoir par lui-même. Il voulait juste ving-quatre minutes de méditation sombre et piquante, fumer un tout petit peu de shit, et s’immerger dans la portance d’une musique idéale pour se morfondre dans d’autres regrets: Fishbach et Valoy le couvriront peut-être d’opprobre pour le passé; il n’attend aucune absolution. Une page se tourne, doucement, mais d’autres viennent lui claquer à la figure, dans le vent.  

Il a eu envie de partir pour toujours, hier soir. Il n’est pas sorti de sa dépression: encore trop fragile, trop instable, trop endeuillé. Il est parti pour toujours dans ses rêves, loin d’ici et de son immeuble–tombe: il était à nouveau en Amérique du Sud, cette terre de chaos lumineux où la musique est toujours forte, où qu’on aille; il courait derrière Christina, sans savoir si elle le fuyait ou si elle cherchait à l’entraîner dans un des petits recoins intimes de San Telmo. Il entendait feu Chris Cornell chanter et hurler sur cette vieille chanson, “Boot Camp”, de Soundgarden: There must be something else / There must be someting good / Far away / Far away from here (…)”

Puis il se retrouvait dans un groupe de parole de dépendants affectifs anonymes. Il écoutait ahuri un homme jeune, plus jeune que lui de bien dix ans, s’épancher sur sa passion excessive pour Fishbach, sur les poèmes innombrables qu’il lui écrivait et auxquels elle ne répondait pas — et il se surprenait à s’emporter: “ah non! Elle m’a déjà eu pendant plus d’un an, tu ne vas pas t’y mettre!” 

Et donc, ce matin, Vincent contemple le carton vide de la Fnac: pas de 24′ Piece. Il l’écoutera sur Spotify, au casque, et ce ne sera pas pareil. Il tentera d’écouter l’autre vinyle reçu en connectant le casque aux enceintes — mais sa déception d’audiophile le forcera à renoncer avant la fin de la face A. Il se dira que les stigmates de sa longue phase de manie délirante des années 2018 et 2019 sont partout, à des degrés de perception et de trauma variables. Qu’il faudra du temps, encore. Il remettra son casque et lancera la version haute définition de Down On The Upside de Soungarden. Allumera quelques cigarettes. Tiendra. Regardera le DVD d’ American Psycho que Le King lui a prêté. Et se dira, dans sa peine sourde, que tout aurait pu finir bien plus mal l’an passé: sans son père, il serait à la rue; sans un miracle, il serait passé devant un tribunal pour harcèlement moral et aurait peut-être été hospitalisé d’office. Il se rappellera avec humour ce court séjour à l’Infirmerie Psychiatrique de la Préfecture de Police, à Sainte-Anne, où il s’était retrouvé après une intrusion débile dans le commissariat du cinquième arrondissement:

“Vous voulez qu’on prévienne qui?, lui avait demandé le rigide psychiatre. Votre famille? 

— Non, non, pas la peine. Appelez Flora Fischbach et Nora Hamzawi.

— C’est qui ces deux-là?

— Des copines.”

Et il rira de sa propre folie ordinaire. Mais se demandera comment, au fond, il tiendra désormais à n’écouter que de la musique au casque. Il attend avec impatience d’être nommé sur un poste administratif avec logement de fonction dans un établissement scolaire: ses oreilles et son cœur ne peuvent rêver meilleur futur. 24′ Piece à burnes, seul, la nuit, dans un collège vide? Ce sera quand même autre chose. Il va falloir rappeler la Fnac ou le livreur pour savoir où et quand s’est perdu le CD. Il est las. Mais il est toujours là. Still standing… 

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