Des milliards d’écoute. La sublime chanson “Mortel” de Fishbach (2015 et 2017), à la fois probablement sa plus populaire et la plus ambiguë dans sa réception, a toujours exercé sur moi une fascination littéralement hors du commun à tel point que plusieurs fois j’ai pu me dire qu’il s’agissait de la “chanson de ma vie”. Il faut parfois du temps pour arriver à certains objectifs: en 2017, lors de ma découverte de Fishbach, je rêvais d’écrire une chronique interprétative de cette chanson. Les vicissitudes de la vie aidant, le projet a été repoussé. Tout est sorti hier, comme un fleuve. “Mortel”? Certains seront peut-être surpris par ce qui suit. Mais, pour mon compte, j’y suis presque, je crois bien.
Pas de hasard ou pas de chance? Sortie dans sa première version exactement une semaine avant les attentats du 13 novembre 2015, “Mortel”, dont les textes ont été écrits par le musicien Valoy, a pu être qualifiée par certains media de prémonition ou de prophétie macabre — et récupérée par l’inconscient collectif comme une chanson sur le terrorisme — du fait de l’évocation récurrente dans les paroles de l’arme à feu et de la présence du mot “attentiste” (qui pourtant, dans quelque sens que ce soit, n’a strictement rien à voir avec la notion d’attentat). Dans ces circonstances, il n’a pas dû être facile pour Fishbach d’endosser ce qui devenait ainsi un flambeau du deuil national dans les années de tournée qui ont suivi. Comme révélé par les media, sur le coup un peu démunie, Fishbach appela Valoy, qui lui répondit: “que veux-tu? La chanson ne nous appartient plus vraiment désormais.” J’ai aussi encore en mémoire une conversation personnelle avec le guitariste du groupe qui accompagnait Fishbach en 2017, Alexandre Bourit, qui n’avait pas caché, disons, pour faire dans la litote, la “délicatesse” d’interpréter en live une telle chanson dans le contexte glacial qui suivit les attentats, notamment avec en ligne de mire un concert au Bataclan, lieu principal des tueries du 13 novembre 2015, prévu pour le mois d’octobre 2017.
Pourtant, “Mortel” n’est rien d’autre qu’une fable passionnelle, une mystérieuse métaphore du désir amoureux. Il y a du Thanatos mais surtout de l’Éros dans cette chanson. On pourrait y voir un écho au “Mon légionnaire” de Marie Dubas (1936). Il y a aussi, dans la percussion puissante, la lancinance des claviers et l’hypnose chantante de la basse, et dans le sens profond (faire l’amour comme on fait la guerre), un peu du “Que je t’aime” de Johnny Hallyday (1969). Triste et envivrante, dépressive et exaltante, délicieusement assommoire, véritable point culminant de la rencontre entre la musique de Fishbach et les textes de Valoy qui forme l’ossature de l’album À Ta Merci, “Mortel” aurait très bien pu paraître entre “The Model” de Kraftwerk (1978) et “Manureva” d’Alain Chamfort (1979): new wave post-Most Agadn’t (le premier groupe punk de Fishbach)? Retro-synthpop? Peu importe. Parce qu’atemporelle et inclassable, “Mortel” est à entendre et à lire dans des conditions de contraste, de mélancolie, et de manque: au casque, très fort, seul(e) dans les recoins d’une boîte de nuit bondée et enfiévrée, par exemple. Archétype de la chanson–poème opaque et ouvert à des interprétations multiples, “Mortel” est un chef d’œuvre de chanson d’amour, pour laquelle Fishbach a pu employer, en interview, le terme d’ “attentat amoureux”. Le refrain résume tout, les couplets donnent le ton et les détails. Le désir sinon l’acte érotique apparaissent en filigrane du vocabulaire de l’artillerie et du combat: des “tirs au hasard”? Des décharges de désir et de plaisir — ou de douleur? (Fishbach a pu définir cette expression comme “ce qu’on se prend dans la gueule dans l’amour”). Depuis les regards foudroyants (on pense aux “yeux revolver” de Marc Lavoine, 1985) jusqu’aux va-et-vient (“Je t’aime… Moi non plus” de Serge Gainsbourg, 1967 et 1969), l’auditeur interprétera comme il le souhaite. Mais il n’y a pas de doute: il y du chassé-croisé entre ce “parachutiste” et la narratrice, qui reste aux commandes du jeu de séduction dans les deux couplets, guidant, intimant sinon intimidant le séducteur, et affichant clairement ses arguments. “Tirez en l’air”: victoire, elle va consommer cet homme resté trop longtemps à attendre dans l’Atlantique (sens opportun du terme “attentiste”, selon les aveux de Valoy même). Point notable: entre la version du EP (2015) et celle de l’album (2017), le pont est changé: de “en sémaphore j’existe” on passe à “de cribler mon corps tu risques” — le passage à l’acte devient sans peu d’équivoque. Le couple est en naissance, en découverte, voire en émerveillement: la narratrice vient “aux nouvelles à la lueur du phare”; elle rejoint l’amant “demain en l’air, il n’y a pas de hasard” — évocation des hauteurs de l’idylle, du “Vertige de l’amour” (Alain Bashung, 1981), de la petite mort, du “nous sommes faits l’un pour l’autre”? Tout est sinon permis du moins possible. C’est la mélodie, évoquant un “Voyage voyage” de Desireless en ralenti, et l’interprétation qu’en fait Fishbach, d’un romantisme poignant et addictif, qui scelle le tout: flamboyante mais pleine de nostalgie, la chanson évoque-t-elle ainsi un amour passé, peut-être l’une des premières expériences de l’adolescence ou de la post-adolescence? “Je quitterai demain ces terres sans vous dire au revoir”: annonce de rupture, de fuite, de fugue… de suicide? Mystère, encore une fois.
“Mortel” existe en disque et sur internet en plusieurs versions et reprises: certaines, notamment l’interprétation en live accoustique pour KEXP, sont littéralement arrache-larmes. La musicienne darksynth/EBM Sierra en a aussi livré un remix qui sonne comme le tonnerre au-dessus de la recherche amoureuse. On pourra, enfin, revenir au début de la chanson et s’amuser à se demander quels peuvent être ces “caprices pénibles” que le parachutiste trouvera dans les “disques” de la narratrice: Daniel Balavoine, Mylène Farmer, Jean-Jacques Goldman, ces artistes jugés parfois ringards et insupportables, mais revendiqués par Fishbach comme ses grandes références en termes de variété française? À moins qu’il ne s’agisse radicalement que d’une tournure imagée pour désigner la nécessité d’adaptation au caractère de l’autre.
Complément: The Story Of ‘A Ta Merci’ (Fishbach, 2017)
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