Chère Flora Fischbach,
Ce message ne vous sera normalement pas envoyé. Peut-être ne lirez-vous jamais ces lignes. Mais c’est à vous que je veux parler aujourd’hui. Comprenez bien que dans le long train d’agonie qu’est ma dépression, remuant les sables mouvants de mes délires passés, il m’est difficile de ne pas penser, repenser à vous, à la voie vénéneuse que j’ai eu de vous introniser comme personnage central de ma psychose au cours des trois dernières années. Pourquoi vous? “Il n’y a pas de hasard”? Nous ne saurons jamais. Dans la douleur, ces dernières semaines, j’ai écrit ou laissé penser dans d’autres chapitres beaucoup de choses contradictoires vous concernant. Soyons réalistes. Je ne suis pas amoureux de vous. Vous n’êtes pas ma Déesse. Je vous admire, beaucoup, c’est suffisant. Votre visage, tel qu’il apparaît sur la pochette de votre album et encore plus sur le fond d’écran de vos morceaux sur YouTube, me rappellera toujours singulièrement celui d’une intelligence artificielle dont un jeune geek, dans un film ou téléfilm de la fin des années 1980, tombe amoureux à travers son écran d’ordinateur avant d’être envahi par un virus diabolique — troublante mise en abyme, n’est-ce pas? Mais n’allez pas croire qu’en filigrane d’une telle comparaison je pourrais vous identifier à une démone responsable de mes maux. Quelle analogie plus profonde trouver pour résumer en une phrase ce que j’ai déjà longuement et vaguement décrit ailleurs, comment je vous ai noyée et dénaturée dans le cours de ma folie? Vous connaissez bien sûr Fight Club de Chuck Palahniuk en livre et David Fincher en film; de la même manière que le héros s’invente un Tyler Durden, je m’étais créé ma Flora Fischbach, un double féminin de moi-même. “Nous avons des univers à conquérir ensemble”, me disait Flora…
Ce message ne vous sera pas envoyé, par principe. Car, et je ne pense pas me tromper ou me montrer stupidement paranoïaque, sous d’autres avatars, dès 2017 mais surtout en 2018 et 2019, dans mes phases d’hyper-activité littéraire et cybernétique, je vous ai déjà suffisamment envahie par écrit avec ma passion pour votre musique, mes histoires de survie aux troubles psychiatriques, ou mes scénarios d’attentats du quatrième millénaire dans lesquels nous nous trouvions emmêlés — tous textes exponentiellement déments et confus avec le temps. N’avez-vous jamais aperçu, copiés dans le fil des commentaires de vos photos sur Facebook, des textes entiers, de plusieurs pages peut-être, d’un fou qui va jeter ses délires à la vague et puis espère? N’ai-je pas envoyé, à votre intention personnelle, d’épais recueils imprimés de mes sites internets et autres textes à votre label musical, à votre agence d’acteurs? N’en ai-je pas abandonné d’autres dans des bars de Paris où vous étiez connue? Ne vous ai-je pas plus d’une fois twittée allant jusqu’à me présenter comme un agent de la CIA chargé de vous protéger? N’ai-je pas trouvé dans les pages blanches le numéro d’une Madame Fischbach à Charleville-Mézières, laissant sur son répondeur, dans l’espoir d’une filiation, des messages aberrants dans lesquels je désirais, au choix, vous révéler “des informations de première importance” ou vous vendre un paquet de Marlboro?…
Qu’espérais-je? Je me croyais unique pour avoir écrit quelques paquets de pages maladroitement, en français, en anglais, laudatives, poétiques et “amoureuses” vous concernant — certains paragraphes valaient peut-être plus que la critique des Inrocks en 2017 qui ne vous avait classée qu’en quinzième position de leur classement annuel, ils demeuraient emballés dans un volumineux nuage de délires qui n’avait sans doute rien d’attrayant, qui se définissait peut-être même comme répulsif. Si en mon for intérieur je ne prétendais attendre rien d’autre qu’un “merci” (Ah! Comment disiez-vous dans le livret du disque? “Il est parfois plus difficile d’écrire un merci qu’une chanson”), il faut bien dire la vérité: une femme, en ascension, célèbre, ne se trouvait que rationnellement et légitimement en position de se sentir harcelée, au moins moralement, par un personnage comme celui que j’étais alors; pour le moins, de percevoir de la crainte et de se maintenir à distance. Je me trompe peut-être: dans le fil de vos vies électronique et réelle chargées, peut-être ne faisiez-vous que fi des messages de ma part vous arrivant aléatoirement. Mais faisons comme vous l’avez peut-être fait à l’époque l’hypothèse du pire: m’auriez-vous ne serait-ce que laissé un message de gratitude ou de rejet — j’étais une toupie maniaque pathologiquement enthousiaste de quinze ans d’âge mental jouant au yo-yo avec son traitement, littéralement déboussolé: quelle aurait été ma réaction? Jusqu’où aurais-je pu aller dans le démonstratif? Vous ne pouviez pas me répondre. Vous ne deviez pas me répondre.
Votre double en moi-même, Flora Durden si vous voulez, pour en revenir à la comparaison avec la psychose sous-jacente à Fight Club, me répétait de toute façon dans les premiers jours du printemps 2019: “je te répondrai lorsque tu seras Houellebecq” — “j’attendrai mille ans”, répondais-je, narquois. Mais je vous en voulais beaucoup. Je ne voulais même plus, ne pensais même plus à vous voir en concert ou en DJ set. “La première règle du Fishbach Club est: tu te tiens loin de moi tant que tu n’es pas guéri. La deuxième règle du Fishbach Club est: tu te tiens loin de moi tant que tu n’es pas guéri”, devait sans doute m’intimer Flora Durden.
Il est parfois plus difficile d’écrire un pardon qu’un chapitre. Peut-être jamais ne nous croiserons-nous dans le futur. “Alors je serai vieux et je pourrai crever / Je me chercherai un Dieu pour tout me pardonner”, chantait celui, Daniel Balavoine bien sûr, que nous admirons de concert. Me laisserais-je, m’autoriserais-je à vous renommez Déesse le temps de deux vers? Non, restons-en au stade de la simple humanité: chère Flora Fischbach, je vous présente toutes mes excuses pour la gêne que j’aurais pu dans le passé provoquer par mes intrusions débordantes, délirantes, et anormalement fanatiques.
Bien respectueusement,
Vincent Tristana
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