Cinq ans exactement. Il m’aura fallu cinq ans pour oser reparcourir complètement mes journaux intimes de l’époque où je vivais en Argentine avec Christina — et trois jours pour donner forme à l’article “Porque te vas”. Je savais depuis longtemps que je voulais, devrais un jour en passer par là. Catharsis, deuil par l’écriture? Il y a des deuils qui ne s’achèvent jamais complètement: comme le souvenir de ma mère morte d’un cancer alors que je n’avais que dix-huit ans, je sais que le souvenir de ma “vie rêvée des anges argentins” volée, brisée par la maladie, me hantera toujours d’une manière ou d’une autre. L’écriture de “Porque te vas” m’a laminé de l’intérieur — non pas par la longueur de l’article mais par tout ce que je me suis vu revivre au travers —; je m’y attendais un peu, mais pas à ce point. Aujourd’hui, je n’ai pas pu sortir de mon lit avant trois heures de l’après-midi. Pourtant, d’un point de vue littéraire et analytique, je suis plutôt satisfait de ce que j’ai écrit. Mais ces longs moments de relecture et d’écriture n’ont en rien effacé la sempiternelle évidence: dans mes phases de dépression, le fantôme chatoyant de cet amour et de cette vie révolus est toujours là, en moi, quelque part, exerçant une gravité contre laquelle il est extrêmement dur de lutter, lacérant au scalpel la maigre foi que je peux avoir en l’avenir. Que dire de tous les disques partagés avec Christina à cette époque qui peinent à se débarrasser de son empreinte? “And I was told / The streets were paved with gold / There’ll be no time for getting old / When we were young / But it’s alright / If you dance with me tonight / We’ll fight the dying of the light / And catch the sun” chantait Noel Gallagher en 2015 (“The dying of the light”): quelques mois avant notre séparation, c’était l’hymne où se croisaient ma fatigue, ma désillusion, et l’espoir que je plaçais encore en elle, en nous.
Et qu’est-ce donc que cette phrase de clôture à la fin de l’article: “quelqu’un, quelque chose devait arriver…”? Eh! On n’est pas au cinéma, là. Ce qui devait arriver c’est que j’allais devenir de plus en plus bipolaire: passant du type 2 au type 1, si cela peut maigrement décrire la réalité, devenant un enfer pour mes proches lors de phases maniaques touchant parfois littéralement à la démence, mettant sérieusement à plusieurs reprises ma vie en danger, épuisant mes finances, m’abîmant dans des phases de dépression toujours plus longues et profondes… Six mois de dépression, cinq mois de phases maniaque, dix mois de dépression, quatorze mois de phase maniaque avec états mixtes, neuf mois de dépression… Telle est superficiellement ma vie clinique depuis l’année 2016. J’ai droit à un diplôme pour des cycles aussi longs? Est-ce que je dois inscrire “grand bipolaire devant l’éternel” sur mon profil Meetic?
Écrire m’obsède. Je me trouve lent, laborieux, peu créatif, mais il n’y a que dans l’écriture que je parviens — ou peu, ou pas — à transcender la charge, la peine, les regrets alliés à ma condition: je m’y consume telle une comète dont la queue serait constituée de cendres du cœur.