Je ne suis pas Vincent Tristana. Je suis son ancien colocataire. Disons que je m’appelle Stan. C’est la première fois que Vincent et moi nous revoyons depuis la fin de notre colocation, il y a un peu plus d’un an. En ce moment, Vince gît plus ou moins assoupi sur son lit. Il me dit qu’il a trop marché ce matin, qu’il n’arrive pas à se lancer dans l’analyse de son passé de psychotique. Il me dit: “écris, décris ce que tu as vu en moi.” Je lui demande s’il veut que je crée un compte utilisateur mais il me répond: “écris en italique, cela suffira.” Il a l’air de sacrément galérer avec WordPress. Je me demande d’ailleurs pourquoi il a choisi WordPress, tout le monde sait que c’est de la merde sinon une arnaque. La mise en page de son site est pourave en tout cas, c’est pas comme ça qu’il va s’attirer des lecteurs.
Il m’a prévenu avant que je vienne mais c’est vrai qu’il fait un peu peine à voir: très abattu, peu soigné, peu bavard, je l’ai connu autrement. Il vit désormais dans un studio d’un minimalisme un peu glauque, peu décoré. Il a l’air de ne se nourrir que de carottes rapées et de yaourts. J’ai aussi l’impression qu’il se complaît dans une régression solitaire vers les années 90: il a un téléphone à 10 euros qui ne se connecte pas à internet, pas de Facebook, pas de Spotify, pas de Snapchat, pas d’Instagram, pas de Tinder… Il me dit que rien, strictement rien ne lui procure de plaisir. Si je lui parle d’avenir, il répond: “oh! Tu sais, je vais attendre plus ou moins patiemment la fin” mais je ne sais pas s’il parle de la fin de sa dépression ou de la mort.
Je n’y connais rien en psychiatrie et le trouble bipolaire reste encore un peu un mystère pour moi. Je ne suis pas sûr que Vincent soit vraiment bipolaire, d’ailleurs. Il est malade, c’est sûr, et il n’y a aucun doute que c’est une souffrance. Pour moi, ce mec est surtout un grand dépressif ravagé par des accidents de parcours et des bifurcations existentielles ratées qui lorsqu’il émerge des profondeurs se réfugie dans des bouffées délirantes et des bulles imaginaires d’une complexité qui échappe à tout le monde. Et quand je vois maintenant dans quel état il est et tous les médocs qu’on lui file en plus des antidépresseurs, je suis un peu dubitatif. Mais je me trompe sans doute…
Ce que je sais c’est que lorsque j’ai commencé à vivre en colocation avec lui, en novembre 2018, il était plutôt jovial et exubérant. J’étais alors au chômage et un peu déprimé et ça me faisait du bien d’avoir quelqu’un avec de l’entrain qui parlait tout le temps. Lorsqu’on sortait boire un coup en ville, il se contrefoutait de tout, ouvrait grand sa gueule et finissait toujours par se faire éjecter de là où nous étions. Ça me faisait rire mais je lui disais: “arrête un peu ton cirque, on pourra bientôt ne plus entrer dans aucun bar.” Il m’avait dit qu’il avait eu “quelques problèmes dans la vie” mais comme je traînais derrière moi un passé de cocaïnomane je ne m’étais pas inquiété davantage. C’était quelqu’un de la génération X, quoi.
Il s’était engueulé avec tous ses potes et sa famille. Il avait perdu tous ses papiers, sa carte bleue et son smartphone mais il n’entreprenait aucune démarche pour changer la situation. Il dormait beaucoup le jour et partait souvent seul le soir, prenant un RER pour ensuite errer dans Paris et expérimenter plus ou moins la mendicité. Il parlait d’une révolution qui viendrait des entrailles du monde. Il avait aussi des moments de grande tristesse: je l’avais un jour surpris seul en larmes devant son ordinateur à mater des collections de photos du passé.
Mais le vrai problème, sa vraie maladie avait un nom: Fishbach. Que les choses soient claires: je n’aime pas Fishbach, je ne supporte ni sa voix ni cette fixation sur la mort ni ce son de boîte de nuit du trou du cul de la France. Et là, je me retrouvais avec le fan le plus transi que l’on puisse imaginer. Vincent écoutait Fishbach en boucle. Tout le temps. Le pire c’était quand le matin il foutait à burnes cette chanson avec un son strident de synthétiseur, celle où dans le clip la meuf est toute seule devant son ordi à faire du adopteunmec.com. Il chantait et dansait dans sa chambre. Il avait des billets de concert, des photos d’elle, des articles de magazines collés sur les murs de sa chambre. Parfois il mimait des émissions de radio: “France Info, bonsoir, c’est Vincent Tristana, je me permets d’interrompre le cours des programmes car je reçois la plus grande musicienne de tous les temps, elle a vingt-sept ans, trois mois et deux jours, j’ai nommé Flora Fishbach.” Quand je ramenais des gens à l’appart, il ne pouvait pas s’empêcher d’en parler. Il avait des interprétations multiples pour toutes les chansons. Il n’y avait rien de méchant mais c’était lourd et puéril. Je m’étais vite acheté un casque Bee très puissant pour m’isoler dans mes playlists de rap et ne pas entendre en permanence sa “princesse de la mélancolie” ou je ne sais plus quel label à la con. Je lui avais dit qu’il souffrait d’un TOE: trouble obsessionnel extrême. C’est à ce moment qu’il m’avait dit qu’il était bipolaire, ultra-sensible et que c’était en partie pour ça que la musique de Fishbach le touchait tellement. Il voulait écrire un roman intitulé “Mortel”, comme l’une des chansons: l’histoire d’un ado s’embarquant avec sa copine dans tous les concerts de Fishbach et qui se faisait finalement larguer du fait de sa passion excessive pour la chanteuse. Lui avec vingt ans de moins et une meuf, en quelque sorte. Ça n’avait pas l’air d’aller bien loin…
Son rapport avec Fishbach était cependant parfois déroutant. Un matin, j’avais trouvé dans la poubelle de la cuisine la pochette du vinyle déchirée de toutes parts et le CD fracassé. Il n’avait pas voulu m’expliquer et était immédiatement parti à la Fnac pour se racheter des exemplaires. Les choses évoluèrent ensuite étrangement. J’étais parti voir ma famille pour Noël: au retour je l’avais trouvé reclus, extatique, secret. Il se réveillait le matin avec des étoiles dans les yeux, buvait de très grandes quantités de café. Il me confessa avoir complètement abandonné son projet de roman et s’être lancé dans des nouvelles de science-fiction. Il y avait des feuilles de brouillon étalées partout dans sa chambre, il avait transformé son lit en fumoir, la couette était brûlée en plusieurs endroits. Curieusement, il écoutait beaucoup moins de musique. Lorsque je me levais la nuit pour aller pisser, je l’entendais parler à voix basse, rien de plus. Pour le nouvel an, j’avais un plan de teuf mais il déclina. J’étais rentré le lendemain avec une méga gueule de bois. Nous avions fumé un joint ensemble et c’est là qu’il m’avait révélé qu’il était entré en contact avec Fishbach au travers d’un “tunnel métaphysique”. “Mais tu la baises au moins dans ton tunnel?” lui avais-je demandé. “Tu ne comprends rien!” s’était-il écrié en brisant la cafetière sur le rebord de la table. “Je ne me suis jamais, jamais masturbé en pensant à elle!”
À la fin de l’hiver, en février 2019, je l’avais convaincu de partir en vacances avec moi. “On va s’taper des meufs” lui avais-je dit. J’avais bien l’intention de le faire sortir de sa spirale de chasteté métaphysique. Il n’avait pas pu s’empêcher d’emmener une énorme chemise contenant ses nouvelles de science-fiction. “C’est des vacances…” lui avais-je dit. On avait mis mis le cap sur Montpellier, trouvé un appart sur airbnb. Il faisait super beau, j’avais des plans sérieux pour reprendre le travail dans une agence au début du printemps, je me sentais bien, et lui aussi. Il me révéla cependant “avoir oublié ses médocs.” Étant donné qu’il était déjà bien chéper avec, je ne vis pas tout de suite la différence. Nous étions au bord de la mer, je lui avais demandé ce qu’il allait faire de sa vie: il avait l’air perplexe, ne voulait pas y penser, disait que le ministère avait prolongé son congé… “De toute façon, si au taf tu passes tes journées à écouter et parler de Fishbach, ils vont vite te remettre en arrêt maladie” — “Mais tu ne comprends rien, tu ne réalises pas l’inspiration que me donne cette artiste!” avait-il encore une fois répondu.
Je m’étais habitué à l’écouter vivre Fishbach. Mais il devenait de plus en plus excessif avec ça. Il parlait de convertir ses nouvelles en roman, une histoire de Terre du quatrième millénaire ravagée par un Empire nazi avec une armée de résistants emmenée par une certaine “Flora”. Nous faisions des rencontres mais ils gonflaient très vite les gens avec Fishbach. Lorsque des mecs plus jeunes que nous la cherchaient sur Google ou YouTube, il obtenait souvent la réaction: “ah ouais, elle est super bonne!” et il s’énervait. Ou alors il disait représenter le label et faire de la pub pour le disque. Il était fier comme pas possible lorsqu’il arrivait à convertir quelqu’un à sa cause. Quand un soir nous atterrîmes dans une boîte de nuit, qu’il sortit son casque pour aller danser en écoutant Fishbach dans un coin de la piste de danse, genre le mec qui se tape son trip mode La Boum mais seul tout, je l’avais vraiment trouvé pathétique. Lui avait l’air de nager dans le bonheur. Au bout d’une semaine nous quittions Montpellier pour aller à Lyon. “Tu veux pas qu’on aille voir des escorts?” lui avais-je demandé. Il avait préféré acheter de la cocaïne, je n’avais pas su dire non, ça me rappelait mes années de jeunesse. Le soir-même, un miracle se produisit: une blonde de 25 ans, un peu ronde et très jolie, lui était tombée dessus dans un bar à moitié vide. Pendant qu’ils se roulaient des galoches, j’avais trouvé deux mecs bien barrés avec qui me taper des lignes aux chiottes et discuter à n’en plus finir. J’avais finalement retrouvé Vincent seul au bar. “Putain, tu lui as parlé de Fishbach ou quoi? Elle est où?” Il m’avait assuré que non, que la fille s’était juste brusquement volatilisée avec ses copines. Les deux potes que j’avais trouvés nous avait emmenés dans leur grand appart et là ce fut le canular: ils avaient un écran de télé immense et un putain de système sonore. Vincent était défoncé et super speed, l’un des deux types était médecin et lui avait dit qu’il souffrait de “tachypsychie”. Moi je leur avais dit: “attendez, attendez, il a pas que ça comme problème!” Et, en effet, devant le matériel hi-fi disponible, Vincent répétait: “oh putain! Il faut qu’on se mate Fishbach, il faut qu’on se mate Fishbach, on va trop tripper!” Les mecs ne connaissaient pas, Vincent avait tout de suite trouvé un live sur YouTube, criait presque: “monte le volume, monte le volume!” La réaction des deux types? “Nan mais oublie cette meuf, elle est complètement possédée!” Il fallait voir sa tête à lui. Il était parti précipitamment dix minutes après. Un des mecs m’avait demandé: “qu’est-ce qu’il a? C’est sa meuf ou quoi?” J’avais répondu: “pire que ça. C’est son Église.”
La fin des vacances fut un calvaire. Vincent était devenu complètement fou et ingérable. Il commençait à vivre ses nouvelles de science-fiction en plein jour, se comportait comme un agent secret, désactivait régulièrement son téléphone. Parfois, il se levait précipitamment de la terrasse où nous étions attablés, se mettait à courir, arrêtait la circulation. Il me disait que Fishbach allait être la cible de menaces cyber-terroristes nazies venues du futur et que nous devions “faire extrêmement attention.” Il parlait souvent seul à la lune et aux étoiles. Nous étions dans un hôtel bon marché et son comportement avec le personnel était chaque jour un peu plus problématique. Il avait demandé à voir le gérant, avait prétendu appartenir à la CIA, demandé qu’un membre du personnel soit renvoyé pour sa conduite irrespectueuse, etc. L’hôtel avait finalement appelé la police qui avait appelé les pompiers et Vincent passa plus d’un mois à l’HP.
À sa sortie, je constatai que sa Fishbachomania avait diminué. Mais vivre avec lui devint vite insupportable. Il laissa à nouveau tomber les médocs, se mit à devenir complètement parano à mon égard et entra dans une sorte de délire de persécution où le monde entier, Fishbach y compris, voulait son malheur et sa mort. Il se mettait subitement à hurler et s’enfuyait de l’appartement. Il était persuadé d’être suivi, espionné de toutes parts. “Mais qui, bordel, qui?” lui demandais-je. “C’est elle, c’est elle, je me suis trompé, elle est passé du côté obscur de la force!” Ses récits de science-fiction lui polluaient complètement la tête, j’avais l’impression d’être en colocation avec un ado accro au crack. Sa famille le refit hospitaliser. Je ne voyais pas de progrès.
Notre colocation devait prendre fin à la fin du mois de juin 2019. Nous étions en froid mais j’avais compris qu’il était sérieusement atteint, sans doute génétiquement. J’avais de la compassion et avais même regardé sur internet si Fishbach ne se produisait pas en concert pendant l’été. “Vincent! Vince! Fishbach! Elle est en live à Paris dans une semaine!” Il avait un nouveau traitement qui le déprimait apparemment sévère. “Je ne suis pas prêt” m’avait-il répondu, les larmes aux yeux.
Je regarde la collection de vinyles de Vincent. Quand nous vivions ensemble, le disque de Fishbach trônait devant tous les autres. Je le cherche au milieu du reste mais je ne le trouve pas. “Elle est où?” — “Qui?” — “Bah Fishbach, voyons…” — “Dans les Ardennes, il paraît qu’elle prépare un nouvel album.” Une lueur d’espoir ou une boîte de Pandore?…
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