Sortir de la zone de mort

 

“Get up on your feet, faggot! Walk, piece of shit!” C’est mon nouveau credo à la con depuis avant-hier, depuis que pour la première fois en deux-cent cinquante jours de dépression résistante à l’addition {fluoxétine plus lamotrigine plus quétiapine plus lithium} j’arrive à aller marcher en forêt: je me suis inventé un instructeur militaire interne qui me gueule dessus de temps à autre à mesure que je me traîne comme une merde et une âme en peine sur les chemins et sentiers dans la chaleur accablante. Je vacille comme si j’étais bourré au Bacardi et manque plus d’une fois de me vautrer la gueule. Je regarde l’heure à mesure que le chemin du retour s’achève: j’ai marché deux heures et demi. Je pourrais parler comme un manuel de psychiatrie ou psychothérapie: “bravo! C’est un accomplissement important! Tu vas activer la filière de récompense! Tu en seras fier ce soir!” Beurk, calm down, boy; ce que c’est prématurément cliché. Je n’en suis pas à ma première dépression; s’il suffisait d’aller marcher pour que tout aille mieux, cela se saurait. Je préfère me contenter de penser à cet article que mon frère m’a montré l’autre jour, où l’artiste Fishbach dit très justement à propos de la marche: “il y a quelque chose dans le mouvement du corps qui doit entraîner le mouvement de l’esprit” — le verbe devoir s’offrant à l’interprétation, entre supposition et lien de causalité nécessaire.

Je fais face à mon écran d’ordinateur et à la vanité que je tends tristement à associer à l’action d’écrire un blog sur ma condition d’handicapé mental. Et merde: je dois écrire pour écrire, comme un exercice, même si comme pour la marche c’est laborieux, même si je trouve ça médiocre, sans chercher à savoir si ni comment je serai lu; raconter ma douleur, comme pour la gerber sur l’espace d’une page html et ainsi, quelque part, lutter contre les ruminations accablantes. Les pauses et les moments d’incertitude, à effacer, ré-écrire, ré-effacer, ne rien écrire, se noient dans la musique — je reparcours ma discothèque, relativement ignorée pendant des mois, m’attardant, comme par hasard, sur des groupes comme Radiohead ou Suede.

Je ne peux m’empêcher de penser à la loi de Murphy appliquée à mon trouble bipolaire. Contre vents et marées, j’ai passé les vingt premières années de ma vie d’adulte à courir après la vie, à rechercher sans mesure la jouissance, la reconnaissance, l’ivresse et l’euphorie dans le travail, le sport, la musique, les sorties nocturnes, les femmes, cessant cependant rarement de pressentir que quelque chose de mental allait foirer à un moment ou un autre. Dans mes carnets, j’ai retrouvé cette phrase datant de la fin de l’année 2012: “je vais frapper un mur mais je ne le sais pas encore.” Deux ans plus tard, à trente-sept ans, pourtant comblé à beaucoup de points de vue, je m’écroulais littéralement: ce n’était au départ qu’un burn-out mais j’entrais à pas feutrés et certains dans le domaine d’une maladie mentale qui allait bouleverser mon existence.

Il n’existe aucune échelle, il n’y aura jamais assez de mots pour décrire tout ce que mon trouble bipolaire, et en particuliers mes phases maniaques, profondément marquées par les délires et la perte de contact avec la réalité, m’ont fait perdre, professionnellement, matériellement, socialement, sentimentalement — une exception notable et fondamentale étant ma famille. Toujours soit trop haut soit trop bas, je n’ai jamais été en état de travailler au cours des quatre dernières années. Si j’ai la chance de faire partie de la fonction publique, ce qui m’assure une sécurité à long terme, il n’empêche qu’à plus de quarante ans, même bardé de diplômes, je vis au niveau du seuil de pauvreté; je n’ai pas de Rolex! I don’t have the Midas touch!… Idylles imaginaires ou illusionnelles tissées dans mes phases maniaques mises de côté, l’amour — et même le grand amour — reste pour moi encadré dans la cicatrice béante d’un passé déjà lointain. Parce qu’ils sont distants géographiquement ou parce que mes phases dépressives et encore plus maniaques leur ont trop fait peur, mes amis ou ce qu’il en reste ne m’ont pas vu depuis plus de deux ans. Le malade mental (auto–)marginalisé, un grand classique. Il est cependant étrange comme je n’ai pu récemment résister au retour de cette image de Jessica, une étudiante anglaise qui était ma voisine il y a vingt ans: elle était adorablement bien barrée et accumulait les contacts sociaux et les amants — c’était l’hiver, après les fêtes du nouvel an, il faisait froid, elle m’avait fixé droit dans les yeux et dit: “anyway, nowadays they are here and there, but don’t worry, one day piece by piece they will all be gone and you will be alone until the end.”

Il n’y aura ainsi non plus jamais assez de mots pour décrire la douleur et la violence que provoque l’aveuglement pourpre du rétroviseur ouvert sur les pertes et les deuils lorsque survient une phase de dépression. Jamais assez de mots pour décrire ces journées interminables d’apathie, de torpeur, d’impuissance psychomotrice et intellectuelle, de tristesse, à lutter pour le moindre acte du quotidien, à souffrir de vivre, à attendre la nuit comme un soulagement — des journées interminables isolément mais qui accumulées filent de manière désespérante et se rendent plus pénibles les unes que les autres. Jamais assez de mots pour décrire la noyade irrémédiable dans la nostalgie et les regrets; combien de fois au cours des derniers mois me suis-je pris à me dire “et si…” en envisageant d’autres lignes de vie? Combien de fois me suis-je senti en fin de vie, en phase terminale d’un cancer mental? Combien de ces infinies plages de silence, d’immobilité et de solitude, à ne plus vouloir de la vie, à ne plus vouloir de ma vie, tout en ayant peur de mourir? Et que dire de la mort de l’intérêt, de la concentration, du plaisir?…

“Mais vivre en silence / En pensant aux souffrances / De la Terre et se dire / Qu’on n’est pas les plus malheureux / Mais quand dans l’amour / Tout s’effondre / Toute la misère du monde / N’est rien à côté d’un adieu” chantait Daniel Balavoine en 1982. Combien d’adieux aux autres et encore plus à soi-même dans la maladie mentale?…

4 thoughts on “Sortir de la zone de mort

  1. Merci ma choupette d avoir pensé à moi… J ai lu bcp de tes textes et tout ce que tu écris est très bien écrit et malheureusement vrai… C est très dur….. Bisous ma choupette je ne t oublie pas

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